Rien n’a manqué au spectacle, même pas la blague de fin de banquet sur « les juifs qu’on reconnait ni à leur carte, ni à leur nez ». Comme si Jean-Marie Le Pen avait voulu faire savoir à la France et à son héritière de fille que ses adieux ne faisaient que commencer. Comme s’il avait voulu tester, une heure avant de passer le témoin, sa capacité à faire turbiner la fabrique d’indignation. Comme s’il avait cherché à signifier aux journalistes venus en masse à Tours assister au Congrès du FN qu’ils pouvaient encore compter sur lui pour faire le show.
Le Pen qui devait déjà affronter la rude épreuve de transmettre le flambeau a peut-être pensé avec mélancolie que la corporation médiatique était bien ingrate, elle qui lui doit tant. Lorsque le vieux tribun a fait sa sortie, dans la salle de presse bondée au cours d’un bref point presse, les journalistes ont échangé des regards plus amusés ou embarrassés qu’indignés, un peu comme des gens bien élevés habitués aux frasques d’un vieil oncle excentrique. « Ça le reprend », semblaient-ils penser sans donner l’impression qu’ils avaient entendu Hitler en personne. L’entourage de Marine s’est évidemment employé à minimiser l’incident, levant les yeux au ciel sur le mode « vous le connaissez, il adore mettre les pieds dans le plat ». Mais alors que la nouvelle présidente du Front s’apprêtait à prononcer un discours de rénovation, il n’a échappé à personne que Le Pen avait, consciemment ou pas, fait une mauvaise manière à la fille. Une façon de signifier à la « jeune garde » qu’on ne tue pas le père comme ça.
Seulement, voilà, la mayonnaise n’a pas pris. Certes, quelques responsables socialistes sont montés au créneau sur le mode « on vous l’avait bien dit qu’il était incorrigible, d’ailleurs sa fille est plus dangereuse que lui ». Pierre Moscovici a dénoncé « l’antisémitisme obsessionnel » du désormais président d’honneur du FN[1. Pour ma part, je suis peut-être naïve, mais je n’ai jamais vraiment cru à cet antisémitisme, bien réel en revanche chez nombre de vieux militants du Front. Je continue à penser que, pour Le Pen, les juifs et la Seconde Guerre mondiale ont été le curseur de la transgression et, par conséquence, le moyen le plus sûr d’être diabolisé.]. Je suppose que BHL nous gratifiera d’un avertissement solennel dans Le Point. Mais les médias se sont assez vite lassés, préférant commenter sans trop de trémolos le discours de Marine. Ce lundi matin, l’affaire du « nez juif » ne fait même pas la « une » de Libé, c’est dire si les temps ont changé.
La « quinzaine Le Pen » qui entre aujourd’hui dans sa deuxième semaine n’a pas grand-chose à voir avec la « quinzaine anti-Le Pen », heureuse formule par laquelle Muray avait désigné les festivités d’avril 2002. L’antifascisme est passé. Il ne repassera pas. Certes, le Monde avait tenté de chauffer la salle en annonçant lundi dernier que le FN séduisait de plus en plus « les sympathisants de la droite classique ». Libé a bien fait quelques jours plus tard une petite poussée d’acné, avec une « une » dramatique sur cette « sombre histoire française ». Quant aux manifestants qui ont défilé dans les rues de Tours samedi après-midi, ils ont ressorti des placards les vieux slogans. Mais si on se rappelle qu’en 1997, toute la France médiatique et politique s’était déplacée à Strasbourg pour dénoncer le « congrès de la honte », on se dit qu’on a bel et bien changé d’époque.
Reste à savoir si c’est le Front qui a changé ou si, comme l’affirme sombrement Jean-François Kahn, c’est la France qui est en train de glisser vers l’extrême droite, encouragée par la « rhétorique agressivement réac » de quelques commentateurs – dont votre servante – apparaissant dans le meilleur des cas comme les idiots utiles du « lepénisme à visage humain » incarné par Marine, permettant aux téléspectateurs/électeurs d’assouvir leurs mauvais sentiments comme ils canaliseraient leur libido avec du porno. Pour JFK, c’est à force de dire ceci ou cela qu’on a fait monter le FN mais il ne se demande jamais si ceci ou cela est vrai. Tout en estimant que Causeur est une revue « originale et souvent intéressante », merci du compliment, il me reproche d’avoir trouvé celle-ci « sympathique » et de n’avoir pas entendu, au cours de l’entretien qu’elle nous a accordé, de choses moralement scandaleuses – aurais-je dû les inventer ou ajouter que les paroles cachaient forcément d’inavouables pensées ? En tout cas, il est rigolo de voir, dans le même magazine, deux photos de Marine Le Pen (dont l’une est assez réussie) dont la légende annonce fièrement qu’elles ont été réalisées par William Klein pour Marianne. L’un des plus grands photographes mondiaux, excusez du peu. Passons.
Sur le papier, c’est imparable : selon le sondage TNS/Sofres du Monde, « 53 % des sympathisants de l’UMP adhèrent aux idées du FN », ce qui semble indiquer que la « lepénisation des esprits » annoncée depuis des années est en marche. Sauf que pour Le Monde, exprimer des inquiétudes quant à l’immigration ou l’islam, c’est adhérer aux idées du FN. Le tour est joué : le FN parle d’immigration, vous parlez d’immigration, vous êtes lepénisé. Autrement dit, si le FN donne de mauvaises réponses, c’est qu’il s’agit de mauvaises questions. Or, en refusant de se saisir de ces questions pour leur apporter une réponse républicaine, ce sont les « partis de gouvernement » qui « font le jeu du Front national » et qui, poussant vers lui un nombre croissant d’électeurs, finiront par en faire un parti comme les autres, ce qui est exactement l’objectif de Marine Le Pen.
Reste qu’une révolution culturelle ne se décrète pas. La nouvelle présidente du FN a beau proclamer ses intentions rénovatrices, il suffisait de se balader dans les couloirs du Congrès pour comprendre qu’on ne change pas l’ADN d’un parti d’un claquement de doigt. Les militants qui avaient décidé de faire le voyage et la dépense semblaient plus proches du FN Canal Historique que du « grand parti républicain » dont Marine Le Pen a parlé dans son discours. Citant Jaurès et Péguy, défendant la laïcité, elle a revendiqué l’héritage de Clovis et Henri IV mais aussi celui des « hussards noirs de la IIIe République » et « des résistants de 1940 » avant de conclure par un « Vive la République ! », franchement inhabituel au Front. Sincère ou, comme le décrète Thomas Legrand sur France Inter, purement tactique, le tournant républicain de la patronne a, pour nombre de vieux frontistes, un air de renoncement. Du reste beaucoup admettent avoir voté pour elle non pas parce qu’ils partagent ses idées, mais parce qu’ils espèrent qu’elle a une chance de briser l’ostracisme dont ils ricanent mais dont ils souffrent. Paris vaut bien une messe laïque.
Le matin, Bruno Gollnisch, son rival malheureux qui comptait visiblement une majorité de partisans dans la salle, avait fait un tabac avec un discours hard jouant sur toutes les cordes de la vieille rhétorique de l’extrême droite : recensant les signes de la « décadence française », dénonçant les « intérêts abjects » et les « forces obscures » à l’œuvre derrière le mondialisme, il avait déclenché une salve d’applaudissements en évoquant les morts du 6 février 1934. À l’évidence, une partie des troupes frontistes se méfie toujours de « la Gueuse », coupable d’avoir entraîné la déchristianisation de la France. Avec ça, la plupart sont sans doute de braves gens, malheureux de voir le monde changer et nostalgiques d’une France qui n’existe plus depuis belle lurette. Peut-être ne sont-ils pas racistes, mais ils sont obsédés par l’immigration. Les « marinistes » affirment qu’ils incarnent le passé finissant du FN et que l’avenir, ce sont les jeunes gens modernes, ouverts et intelligents qui, tout le week-end, ont tenté de convaincre les journalistes de ne pas prêter trop d’attention à ces anciens bien encombrants voués à disparaître de la scène. On verra si la fille a hérité du talent de son père pour fédérer les contraires. Mais si elle veut un jour arriver au pouvoir, et elle le veut indéniablement, il lui faudra bien choisir entre ceux qui risquent la quitter et ceux qui pourraient la rejoindre.
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