Ce shabbat n’avait pas fait exception : commencé avec l’allumage des bougies et des prières, il s’était poursuivi dans les cris. Les voisins avaient l’habitude. Les Ricard étaient l’une des rares familles non juives de l’immeuble – du moins si l’on se fiait aux noms inscrits sur les boîtes aux lettres, où émergeaient aussi quelques patronymes arabes, encore qu’on distinguât mal dans ce panel connoté « Maghreb ». Ils avaient baptisé ce rituel hebdomadaire la « sainte colère ». Mathieu, écolier en CE2, s’amusait de ces hurlements qui traversaient les minces cloisons pour lesquels il avait inventé une formule inspirée de la Guerre des boutons, dont il avait vu coup sur coup deux adaptations au cinéma : « La guerre des pois-chiche ».
Le couchant rosissait les tours du 19e arrondissement de Paris, ce couscous « multiculti » où l’on s’accordait si peu sur la recette. Dans leur F5 situé au deuxième étage d’un HLM anormalement bas – pour shabbat, ça simplifiait les interdits liés à l’usage de l’électricité dans les parties communes, mais ne réglait pas l’emploi du digicode, éternelle source de conflit –, les Chiche se disputaient à nouveau.
On était à deux jours du second tour de l’élection présidentielle, plus précisément à trente-six heures de l’ouverture des bureaux de vote. La presse, en particulier les quotidiens régionaux à l’exception de ceux de la région PACA, reconnaissait que, le mercredi précédent, François Hollande avait fait bonne figure dans le débat qui l’opposait à Nicolas Sarkozy. « Tout reste ouvert », avait titré Le Figaro le jeudi, avant d’adresser le vendredi un message très peu subliminal: « Dernière ligne droite !», qui pouvait s’entendre comme « Dernière chance! ».
Pour ce dernier jour de campagne, Libération arborait une « une » encore plus dévote que d’habitude, en dépit de la révolte de la base journalistique contre l’alignement du directeur Nicolas Demorand : Hollande y apparaissait en pied, sourire de vainqueur face à l’objectif. Prise la veille sur un marché de Saint-Denis, la photo montrait un candidat presque président parmi des gens dont les regards pleins d’espoir se tournaient vers l’homme nouveau. Le titre était sobre, à peine trois lettres: « LUI ». Les boites de pub s’empareraient promptement de ce minimalisme. L’énergie déployée par le Président sortant n’y avait rien changé: les ultimes sondages donnaient le candidat socialiste vainqueur.
– Comment peux-tu voter Sarko ! Judith s’adressait sur un ton vif à son mari, Marc Chiche, gérant d’une boutique de jeans dans le quartier des Batignolles. Elle avait attendu que son beau-père ait béni la nourriture préparée par Henriette, sa belle-mère, pour dire ce qu’elle avait sur le cœur, rouvrant devant témoins un litige somme toute ancien, qui reprenait de la vigueur à l’approche du jour fatidique.
– Arrête !, coupa Marc, qui était assis face à sa femme.
– Non, j’arrête pas. Tu vas voter Sarko, ce type qui roule pour le Front national…
– Et alors ? Il en a, Sarko, c’est pas comme l’autre. Lui, au moins, il nous défend.
– Ça y est, tu repars dans ton délire.
– Quel délire ? Sans lui, on serait quoi ? On serait où ? En Israël ! La valise, on l’aurait faite depuis longtemps.
– Ça te va bien de dire ça, toi qui penses qu’à partir en Israël, t’as mis cette idée dans la tête des enfants. En tout cas, ne compte pas sur moi pour aller m’enfermer là-bas, chez ta sœur dans le Néguev, par 45 degrés à l’ombre. Y a pas écrit « homard », là ! (Avec sa main gauche, elle indiquait son front.)
– Laisse ma sœur tranquille, elle, au moins, elle fait quelque chose d’utile, elle a écrit un livre. Et puis, le homard, c’est pas casher, tu devrais le savoir.
– Très drôle…
– Homard m’a tuer…
– C’que tu peux être beauf, comme Sarko. Ta sœur, au fait, son bouquin, rappelle-moi le titre…La circoncision pour les nuls, c’est ça ?
– Maman, c’est quoi la circoncision ? demanda Sarah, 6 ans, la benjamine des trois enfants de Marc et Judith, provoquant les rires complices de ses deux frères, David, 17 ans, et Ruben, 13 ans.
– (Marc à sa femme) Bravo… Je t’expliquerai, ma chérie, répondit le père à sa fille, qui reprit le fil où il l’avait laissé. Son bouquin, comme tu dis, ça vaut bien ton assoce, « Partage et miséricorde ».
– « Partage et Compréhension », d’abord ! Si y’avait pas des femmes comme Mme Bouchareb, Mme Kadou et moi, il irait où, le 19e ? Heureusement qu’on est là.
– Ben voyons, Sœur Emmanuelle, tu te prends une claque sur la joue droite, tu tends la joue gauche… On voit où ça mène, tes bons sentiments. À Stéphane Hessel ! Mais tu l’as pas entendu, Hollande ? Son « cher Stéphane Hessel »…qui a un seul sujet d’indignation, Israël, ça veut tout dire. S’il passe dimanche, y’en aura plus que pour eux. Y’en a déjà plus que pour eux.
– Pour eux, c’est qui « eux » ? Les Arabes ! Dis-le ! Tu crois que je vais être complice d’un pogrom ? Regarde ce qui se passe, sors ton nez de tes jeans…
– En attendant, mes jeans, ils nous font vivre.
– J’ai pas dit le contraire… Non mais, regarde un peu : Marine Le Pen, elle tape sur les Arabes toute la journée. Je suis sûr que t’as voté pour elle au premier tour !
– Tu me prends pour qui ? Et si j’avais voté pour elle, hein ? Elle est pas antisémite comme son père.
Dès son accession à la présidence du Front, en janvier 2011, Marine Le Pen avait tenté un rapprochement avec la « rue juive » et lancé en même temps une offensive en direction des milieux intellectuels sionistes. Elle leur avait donné des gages de respectabilité. Nul ou presque n’était dupe de la manœuvre, mais les mots qu’elle employait avaient leur sens et leur importance. Ils l’« engageaient malgré tout », relevait-on, et l’attachement qu’elle portait à la laïcité plaisait – sa participation, en janvier 2012, à un bal des corporations estudiantines viennoises, où les « gnädige Frau » avaient un vieux son de bottes, entachait cependant son entreprise ardue de dépétainisation du Front. En résumé, les juifs n’étaient plus pour elle un problème. Ils étaient même une partie de la solution. Qui mieux qu’eux, de la Révolution de 1789 au décret Crémieux de 1870 accordant la citoyenneté française aux juifs d’Algérie, incarnaient l’émancipation citoyenne ? Les avoir dans sa poche, c’était, pensait-elle, s’ouvrir toutes grandes les portes de la légitimité républicaine.
On avait abouti à une drôle de paix entre la dirigeante frontiste et ces juifs que la découverte d’un antisémitisme arabo-musulman, devenu presque la norme dans certains quartiers, avaient rendu pour le moins pessimistes. Ils s’inquiétaient désormais de l’arrivée sur le « marché » de la politique des Français arabo-musulmans et de leur cortège de revendications, pour partie religieuses. Car c’était bien cela qui était en jeu : une certaine idée de la République, qui devait plus à Aristote qu’à Mahomet, et au mérite individuel davantage qu’à la discrimination positive. Les habitants des « quartiers », eux, avaient soif de « reconnaissance »; leur principal atout, ils le savaient, c’était une question de temps mais leur patience avait des limites, était la démographie.
« Tu sais très bien que le problème, c’est pas le Front national, ajouta Marc. On ne va quand même pas redevenir des dhimmis. Pas question ! On a déjà connu ça en Algérie. » Marc Chiche était né en France, ses parents, ainsi que ses oncles et tantes, avaient connu l’exode en 1962. Il avait épousé une Ashkénaze, contre l’avis des deux familles. Une telle mixité était rare dans le 19e, où l’homogénéité sépharade prévalait dans la plupart des couples. Nul ne s’étonnait de voir des juifs d’Algérie ou du Maroc adopter les règles et les rites du shtetl de Pologne ou de Lituanie. Judith et Marc ne faisaient pas partie des ultra-orthodoxes, mais du judaïsme religieux mainstream, également dit traditionnaliste.
Etait-ce son appartenance séculaire à l’Europe, à son histoire, à l’histoire de ses malheurs, qui expliquait le parti-pris de Judith ? Il lui semblait que les Arabes d’aujourd’hui étaient les juifs d’hier – les « nouveaux boucs-émissaires », lança-t-elle à son mari. « Ma chérie, ce que tu peux être naïve, répliqua-t-il. Comme si on ne pouvait pas être à la fois persécuté, comme tu dis, et salaud, opprimé et dégueulasse. La preuve, Merah ! Les puissants n’ont pas le monopole de l’horreur. En France, personne n’est persécuté, faut arrêter avec ça. C’est juste une histoire d’intégration. J’ai faim. » Judith n’en dit pas plus. Elle voterait Hollande, certaine de la victoire le 6 mai. Mais elle se demandait si son mari n’était pas allé jusqu’à glisser dans l’urne un bulletin pour Marine Le Pen. Non, un juif voter pour un Le Pen, c’était impossible….
Autour de la table, personne n’avait encore touché au couscous-boulettes. Simon et Henriette, les parents de Marc, vivaient modestement dans un deux-pièces du Marais qui n’avait pas encore été rénové et acheté à prix d’or par un publicitaire gay. Leur fils allait les chercher en voiture le vendredi après-midi. Henriette tenait à préparer le repas du soir, ce dont chacun se félicitait – Marc ne s’était jamais habitué au gefilte fisch du shabbat. Cela soulageait sa belle-fille, mère au foyer et accaparée par ses activités au sein de « Partage et Compréhension ». Cet engagement dans le dialogue interconfessionnel n’empêchait pas David, Ruben et Sarah de fréquenter des écoles juives, dont le nombre avait cru dans le secteur depuis le déclenchement de la seconde Intifada, au début des années 2000 et la recrudescence des agressions antisémites. C’était plus sûr pour eux.
David, en première, équivalent ES, dans un grand lycée privé du quartier, avait un secret d’adolescent, que sa coupe rase de « caillera feuj » aurait pu trahir – ses parents l’attribuaient à sa fascination pour la série « Prison Break », qu’il n’avait pas pu assouvir totalement, les tatouages lui étant interdits. Depuis peu, il fréquentait la Ligue de défense juive, un groupuscule ouvertement sioniste, tendance extra-dure, brutal dans ses propos et dans ses actes. Lundi 19 mars au soir, avec ses camarades de lutte, il avait provoqué le chahut dans une marche allant de République à Bastille, organisée en réaction à la tuerie perpétrée le matin aux abords et dans l’enceinte de l’école juive Ozar-Hatorah, à Toulouse. Bien qu’on ignorât, à cet instant, l’identité du meurtrier – il serait plus juste de dire qu’on se forçait à ne pas l’envisager –, David et sa bande l’avaient comme identifié : « Vengeance pour nos enfants ! Israël vivra, Israël vaincra ! », criaient-ils par intermittence aux premiers rangs de la marche. La foule recueillie avait ralenti le pas pour éviter pareil voisinage.
L’aîné des Chiche avait donc intégré les rangs de la LDJ. L’élément déclencheur avait été un DVD qui l’avait beaucoup marqué : Les insurgés, avec Daniel Craig, raconte la survie, pendant la guerre, de civils juifs dans les forêts de Biélorussie, guidés par deux frères héroïques, qui comprennent vite que face à une mort certaine, tous les moyens pour l’éviter sont non seulement bons mais nécessaires. David s’était mis au krav-maga, art martial estampillé « Tsahal », enseigné en nocturne dans quelque gymnase de la République, apparemment à l’insu des autorités. La LDJ remplissait son office, mieux valait ne pas s’y frotter. Elle instaurait une sorte d’équilibre de la baston dans les quartiers populaires où résidaient encore des juifs, sans doute un des buts recherchés. David avait glissé dans la discussion houleuse de ses parents, un timide : « Maman, tu dis n’importe quoi. » Les adultes n’avaient pas relevé. Un jour ou l’autre, ils apprendraient son secret.
« Mes enfants, mesurez vos paroles », invita Simon Chiche, ancien ouvrier fraiseur à Bab-el-Oued, reconverti dans le tissu à Paris, depuis peu de temps à la retraite, prise tardivement. Il s’était découvert une passion pour les livres d’histoire. M. Chiche pontifiait un peu. « Vous parlez de la France, mais vous ne la respectez pas. Vous avez l’un et l’autre du feu dans la bouche. Dimanche, chacun votera ce qu’il voudra, et l’histoire se poursuivra, dans la paix, grâce à Dieu et grâce aux lois de la République, qui nous unissent tous et auxquelles nous devons d’être ce que nous sommes. Ces lois seront bientôt, j’en suis sûr, le socle reconnu par l’ensemble de nos compatriotes musulmans, qui n’auront d’autre choix que de s’y soumettre comme nous nous y sommes soumis, après les avoir reçues en partage. Quant à toi, David… (qui blêmit), j’ai vu Maurice – tu connais, Maurice, non, tu connais pas ? –, eh bien Maurice m’a dit qu’il t’avait croisé à la marche le soir de cet horrible attentat de Toulouse. Tu étais paraît-il parmi les plus impliqués … Maintenant, mangeons. »
– Avec toutes vos histoires, c’est froid, observa Henriette, contrariée.
– Laissez, maman, je m’en occupe. Shabbat Shalom ! Le calme revint. La politique, c’était bien gentil, mais le couscous du shabbat, c’était sacré.
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