Défaite par Emmanuel Macron l’an dernier, la présidente du Rassemblement national semble tirer profit de la mobilisation des gilets jaunes. Pourtant, l’agenda politique se focalise sur le pouvoir d’achat et la crise de la démocratie, loin de l’immigration. Grand débat, Europe, identité: Marine Le Pen nous dit ses quatre vérités (1/2).
Causeur. Depuis plusieurs années, vous affirmez que les questions d’identité et d’immigration sont occultées par les élites qui cantonnent le débat politique aux questions socio-économiques. Or, l’immigration n’arrive qu’au huitième rang des revendications dans les cahiers de doléances. Vous êtes-vous trompée ?
Marine Le Pen. Vous commettez une double erreur d’analyse : sur le Rassemblement national et sur les gilets jaunes. J’ai toujours considéré, contre une partie de mon camp, qu’il était essentiel d’investir le plan social. Au sein de mon parti, en 2012 et en 2017, certains me poussaient à revenir exclusivement aux problèmes d’identité et d’immigration. J’ai donc tenu à marcher sur deux jambes : l’économie et l’immigration. De ce point de vue, les gilets jaunes me donnent raison, car si leur révolte se focalise sur le pouvoir d’achat, elle ne s’y limite pas. Ce mouvement est un gigantesque cri de souffrance d’un peuple qui se sent exproprié économiquement, mais aussi culturellement. Le pacte de Marrakech est d’ailleurs devenu l’un des sujets majeurs sur leurs forums. Du reste, la réclamation du référendum d’initiative citoyenne (RIC) exprime bien la volonté de changer les rapports de force avec les gouvernants, notamment sur la question migratoire. En effet, depuis vingt ans, l’immigration oppose le peuple – partisan de son arrêt ou de sa limitation – aux différents gouvernements qui continuent d’imposer le contraire.
En ce cas, pourquoi les gilets jaunes n’en parlent-ils pas ?
Mais ils en parlent beaucoup : sur les ronds-points ! Une de vos consœurs à qui je le faisais remarquer m’a fait la même réponse : « Mais ils n’en parlent pas aux caméras ! » En réalité, les gilets jaunes ont intégré le terrorisme intellectuel. Ils savent qu’on ne doit pas parler d’immigration sans se faire taxer de crypto-fasciste et brouiller son message. Cette partie du peuple français considère que les médias – car, de même que les médias le globalisent, il globalise les médias – sont les surveillants du politiquement correct.
Ce sont les classes populaires que la droite a abandonnées qui se tournent vers nous
Il y avait malgré tout au sein de votre parti une dichotomie entre un « FN du Nord », étatiste et social, et un « FN du Sud », libéral-conservateur qu’incarnait votre nièce. Avec votre discours très social, voire carrément gauchiste, ne risquez-vous pas de vous aliéner cette fraction de vos électeurs ?
Je n’ai jamais cru à cette prétendue opposition entre un FN du Nord et un FN du Sud. Les anciens électeurs de gauche qui nous rejoignent ne le font pas pour le programme social, mais plutôt contre l’immigration, tandis que les anciens électeurs de droite votent pour notre programme social. À l’instar de nombreux gilets jaunes, ce sont les classes populaires que la droite a abandonnées qui se tournent vers nous.
Cependant, certains électeurs appartenant plutôt aux catégories aisées votent RN, car ils trouvent LR trop tiède sur les questions régaliennes.
Non, cette droite patrimoniale a massivement voté Macron. Certains manifestent pour les valeurs et affirment avoir la main sur le cœur, mais ils l’ont surtout sur le portefeuille. À Versailles, ils ont voté Macron et ont fait battre Poisson ! Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’ils votent Bellamy aux européennes.
Aujourd’hui, on s’aperçoit que le chaos, c’est Emmanuel Macron
Quoi qu’il en soit, une partie des revendications des gilets jaunes est assez raccord avec les thèses que vous défendez. Comment expliquez-vous qu’ils aient obtenu la sympathie de 70 % des Français là où vous n’avez réuni qu’un tiers des électeurs au second tour de la présidentielle ?
Très simplement : le courant que je représente est systématiquement délégitimé, voire criminalisé. Pendant la campagne présidentielle, on n’a pas cessé de répéter « Marine Le Pen, ce sera le chaos ! » L’idée selon laquelle nous serions porteurs de désordre et de violence s’est donc profondément inscrite dans l’esprit de certains Français. Aujourd’hui, on s’aperçoit que le chaos, c’est plutôt Emmanuel Macron. Mais avant même l’épisode des gilets jaunes, le spectacle désolant des dix-huit premiers mois de gouvernance de Macron, qui a associé le pire de la droite, le pire de la gauche et le pire de l’ancien monde, avait fait évoluer l’opinion. Si, aujourd’hui, les dirigeants de LR font mine de reprendre les positions du RPR dans les années 1990 sur l’immigration, c’est grâce à nos succès électoraux, et non en raison de leurs convictions profondes. Si l’UE est aujourd’hui si décriée, c’est grâce au travail de fond que nous menons depuis des années pour en dénoncer les méfaits.
Reste que votre mouvement fait partie du paysage politique depuis des décennies et que la mobilisation n’est pas venue des partis, mais de la rue et des réseaux sociaux. N’avez-vous pas une part de responsabilité ?
Mais comment voulez-vous que ça se passe ailleurs dès lors que les Français observent, une fois de plus, une scandaleuse injustice : la France insoumise, le Rassemblement national et Dupont-Aignan qui, ensemble, ont totalisé la moitié des suffrages au premier tour de l’élection présidentielle ont, ensemble moins de 30 députés sur 577 ! L’espace naturel de la démocratie représentative, c’est-à-dire l’Assemblée nationale, n’est qu’une chambre d’enregistrement au service du président de la République. À partir du moment où les débats n’ont pas lieu au sein de l’Assemblée, ils se déroulent ailleurs. La crise des gilets jaunes est une crise de la représentativité politique, ainsi que de la représentativité syndicale, dont on parle très peu. C’est la raison pour laquelle, une fois toutes les manœuvres de communication épuisées, Emmanuel Macron sera acculé à la dissolution de l’Assemblée nationale, précédée – car sinon ça ne sert à rien – de l’instauration de la proportionnelle, de la mise en place du référendum d’initiative populaire, et de la baisse du nombre de parlementaires.
Vous achetez cette idée démagogique de la réduction du nombre de parlementaires ? Outre que c’est parfaitement inutile, elle aura pour conséquence le fait que les élus seront encore plus éloignés des préoccupations des Français.
Dans une élection à la proportionnelle avec des listes nationales, un mouvement politique qui n’investirait que des candidats parisiens prendrait une raclée dans les autres territoires. Si le cumul des mandats député-maire n’était pas la panacée, au moins avaient-ils une bonne connaissance du terrain. L’élection massive de députés internet, macronistes totalement hors-sol, en a été la démonstration.
Quant à la proportionnelle nationale que vous préconisez, elle permettrait aux appareils partisans de confisquer la décision politique.
Ce système proportionnel est celui choisi par quasiment toutes les démocraties européennes et, au contraire, il permet à tous d’être représentés sans passer sous les fourches caudines des accords de second tour entre appareils politiques.
Il est difficile de maîtriser une manifestation qui dégénère, mais il est simple de faire dégénérer une manifestation
Votre soutien aux gilets jaunes a semble-t-il connu des variations. Dans une lettre du 17 décembre, publiée par Libération en janvier, vous condamniez vivement la violence. Pourquoi vos interventions dans les médias sont-elles plus ambiguës ?
Je suis opposée à toute forme de violence, par définition illégitime en démocratie. Mais le gouvernement est responsable de cette montée de la violence. Depuis la première manifestation sur les Champs-Élysées, on a pu observer des techniques de maintien de l’ordre qui auraient transformé une foule de bonzes tibétains en fous furieux pressés d’en découdre. Des braves gens, parfaitement non violents, se sont retrouvés pris dans des nasses où, en quelques heures, ils recevaient des milliers de grenades lacrymogènes… Cela suscite des réactions éminemment dangereuses.
C’est beau comme du Plenel : ce n’est pas bien d’être violent, mais c’est l’État le coupable. Si ce n’est pas de l’« excusisme » !
Il est difficile de maîtriser une manifestation qui dégénère, mais il est simple de faire dégénérer une manifestation. Des voix s’élèvent aujourd’hui pour constater que, par amateurisme ou moins innocemment, on a créé les conditions d’une absence de sécurité, et pour les manifestants et pour les forces de l’ordre.
Le jour où il y a eu ces scènes préinsurrectionnelles, quasiment tous les métros de l’Ouest parisien étaient fermés, mais ceux de l’Est parisien étaient ouverts. Pourquoi, alors qu’on savait que des bandes de pillards de banlieue n’attendaient que cela pour venir faire leurs « courses » ?
L’immense majorité des gens souhaitaient manifester de manière pacifique
Et ça, ce n’est pas du complotisme ? En tout cas, beaucoup de gilets jaunes ont refusé de condamner ces violences.
C’est faux. Beaucoup de gilets jaunes se sont désolés de cette violence. Si on met de côté les casseurs qui sont des anarchistes professionnels et les racailles de banlieue qui sont des pilleurs professionnels, l’immense majorité des gens souhaitaient manifester de manière pacifique. Du reste, le message envoyé par le gouvernement en ne cédant à certaines de leurs revendications qu’après les violences les plus graves, et non en acceptant le dialogue politique, est pour le moins ambigu.
Dans ce cas, quel était le sens de votre lettre aux médias ?
Replaçons-la dans son contexte. Le mouvement avait atteint une phase quasi insurrectionnelle et je commençais à détecter qu’un certain nombre de personnes étaient jaunes à l’extérieur et rouge à l’intérieur. Elles essayaient d’infiltrer le mouvement pour en prendre le contrôle et imposer leur logique révolutionnaire. Ces anarchistes qui pourrissent tous les mouvements sociaux arrivent avec leurs drapeaux et se précipitent dès qu’il y a une caméra. Dans cette lettre, je rappelais mon attachement à la Ve République et mon désaccord avec ceux qui souhaitent son effondrement. Je rappelais que ce ne sont pas nos institutions qui sont critiquables, mais ceux qui sont à sa tête.
Vous parlez des anarchistes, vous oubliez les skinheads, identitaires violents et autres fachos…
Il existe des anarchistes de toutes les couleurs politiques, mais admettons ensemble, et l’histoire récente nous en apporte la démonstration, que les black blocks sont de loin les plus structurés, les plus nombreux et les plus dangereux.
Si vous le dites… Malgré votre attachement à la Ve, vous adhérez à la mode du tout participatif. On nous fait croire qu’on consultera tout le monde sur tout et que tout viendra de la base. N’est-ce pas en contradiction avec l’esprit de la Constitution – et du gaullisme ?
Le référendum d’initiative populaire est au contraire très Ve République ! C’est le retour aux fondements mêmes de notre République : un seul souverain, le peuple. Selon de Gaulle, seul le référendum pouvait changer la Constitution. La possibilité de recourir au Congrès qu’il a introduite était une exception qui avait vocation à répondre à une situation d’urgence. Mais ceux qui nous gouvernent ont changé intégralement la donne. Le Congrès est maintenant devenu la règle et le référendum l’exception. Il y a donc une captation du pouvoir. Par ailleurs, lorsque j’entends le président de la République dire que le référendum d’initiative populaire est contraire à la démocratie représentative, je suis atterrée. Le peuple élit des représentants, et s’il considère à un moment donné que ceux-ci vont dans le sens inverse de ses intérêts ou de sa volonté, il doit pouvoir reprendre la main par la voie du référendum.
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