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Marine Le Pen n’est pas occupée


Marine Le Pen n’est pas occupée

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Je fais un pari : tôt ou tard, Marine Le Pen sera renvoyée devant le tribunal correctionnel pour incitation à la haine raciale et le MRAP sera à sa place de partie civile, vigie sourcilleuse et jamais lassée.
D’abord parce qu’il s’agit d’elle, Marine Le Pen, et que la force actuelle et croissante du FN va rendre encore plus nécessaire, obligatoire, par compensation, la judiciarisation frénétique des discours de la droite extrême. Faute de savoir la combattre sur le plan politique, on va laisser les juges faire le travail de substitution.
Ensuite, parce que rien n’est plus subtil, plus délicat que le droit de la presse et qu’on peut, en se persuadant de la validité de sa position, choisir sans cesse le parti de la répression plutôt que celui de la liberté d’expression.
Enfin, que se passerait-il si l’indignation morale, la responsabilité civique devaient admettre qu’au sein d’une démocratie, elles n’ont pas forcément une place prédominante par rapport au débat intellectuel et critique, à l’affirmation de pensées antagonistes, sulfureuses, discutables mais licites pour ne pas dire légitimes ?
La liberté d’expression de Marine Le Pen me préoccupe, non pas parce que je soutiendrais celle-ci mais à cause de mon envie constante de défendre celle-là. Sauf à ce qu’on me démontre que venir au secours de la liberté, quand elle concerne Marine Le Pen, serait offenser la République et relèverait d’un combat douteux.
J’ai la faiblesse de croire l’inverse. Qu’une démocratie s’honore quand elle va au bout de ce qu’elle s’impose d’entendre ou de lire, même, surtout quand elle le désapprouve. Je serais ravi si l’actualité, les discours, les polémiques, les joutes médiatiques, l’agitation de la société m’offraient l’opportunité, sur les plans politique, judiciaire, culturel et religieux, de me porter au secours d’autres personnalités que celles qui font constamment l’objet de controverses, parce qu’elles ne mettent pas leur langue et leur sincérité dans leur poche et aussi à cause de la surveillance obsessionnelle qui est exercée sur elles. Toujours les mêmes : Robert Ménard, Marine Le Pen, Eric Zemmour, Ivan Rioufol, Elisabeth Lévy, Jean-Luc Mélenchon, parfois Jean-François Copé, Christine Boutin rarement. On a vite fait le tour de ceux pour qui la pensée est un risque et la parole une audace. Les autres, la masse de ceux qui jamais ne se verront menacés des foudres du MRAP et de la LICRA n’auront jamais besoin de moi. Ils coulent des jours et des idées paisibles à l’abri du bouclier conformiste d’une modernité bien plus « in » pour le sexe que pour l’esprit.
Le 10 décembre 2010, Marine Le Pen a déclaré, à propos des prières de rues : « Je suis désolée mais pour ceux qui aiment beaucoup parler de la Seconde Guerre mondiale, s’il s’agit de parler d’occupation, on pourrait en parler pour le coup. C’est une occupation de pans de territoire. Certes il n’y a pas de blindés, il n’y a pas de soldats, mais elle pèse sur ses habitants ».
Le Parlement européen, après la plainte du MRAP et la saisine du parquet de Lyon, à la demande de la France qui l’avait alerté au mois de novembre 2012, a levé l’immunité parlementaire de Marine Le Pen qui sera mise en examen pour incitation à la haine raciale. Il y a peu, elle a réitéré, s’obstinant à reprendre le terme d’occupation.
Quand elle a dénoncé les prières de rues, l’indignation du jour à son encontre a été suivie par un débat sur la réalité qu’elle pourfendait et on n’était pas loin de considérer comme elle qu’une part de l’espace public n’avait pas à être occupée pour des motifs religieux dans des conditions qui gênaient la circulation de tous.
Mais que vaut la comparaison qu’elle a opérée avec la période de « l’occupation » puisqu’elle-même, sans prudence ni discernement, y fait expressément référence ? L’apparente absurdité d’un tel reproche – ils sont chez eux, chez nous, mais peu importe, ils ne nous « occupent » pas – est élucidée si, derrière ce grief, on perçoit qu’implicitement les musulmans s’adonnant à ces prières de rues sont visés et qu’ils seraient donc, par rapport à la communauté nationale, des étrangers, des intrus, des « occupants ».
Je ne sais si cette analyse sera adoptée par les juges et entraînera la condamnation de Marine Le Pen pour le délit évoqué plus haut. Si elle était sanctionnée, je voudrais insister sur le caractère plus bêtement provocateur, ostensiblement maladroit de ce propos qu’indécent ou a fortiori indigne.
En effet, pour mettre en cause une réalité dont la nocivité avait été constatée par beaucoup, au lieu de s’appliquer – dans tous les sens du terme : avec précision et lucidité, pour être au plus près d’elle et de ce qu’elle peut susciter comme réaction – à l’appréhender comme il convenait et à convaincre de son irruption intempestive sur certaines voies publiques, Marine Le Pen, poussée par un ressort à la fois dangereux et contre-productif, globalise, se lance dans une comparaison historique aberrante et bizarrement semble rejoindre sur ce point son père. Alors que même ceux qui ne votent pas pour elle et le FN se félicitaient de l’avoir vu abandonner les vieilles lunes ressassées par Jean-Marie.
Rien n’aurait été plus simple pour elle, confrontée à la même problématique sociale et religieuse, si elle l’avait bien voulu, que d’exploiter toutes les ressources du langage pour la décrire, la rejeter et faire partager son opposition. Immixtion, intrusion, détournement, occupation sans référence explicite au passé, tant de concepts auraient pu utilement être mis à contribution.
Mais il fallait surprendre, choquer. Et, en fait, s’égarer.
Cette polémique permet au moins d’aboutir à deux conclusions.
La première est que la fille ressemble au père et que son talent indéniable, sa force de conviction sont parfois gâchés par une mécanique qui s’emballe elle-même, où l’outrance et la provocation deviennent leur propre but. Je devine bien le souci de Marine Le Pen de fuir comme la peste les discours conventionnels et classiques mais cette volonté aisément compréhensible devient un handicap quand elle s’estime obligée, pour se distinguer, de frôler les précipices et peut-être d’y tomber. Entre la tiédeur et la parole excitée, il y a un juste milieu qui exige une parfaite maîtrise de soi et de son verbe.
La seconde permet de mesurer combien la liberté d’expression, en même temps qu’une exigence, un bienfait démocratique, n’a pas vocation à se dégrader en un immense fourre-tout où seraient confondues sans cesse la liberté du propos avec sa vérité. Paradoxalement, la liberté d’expression impose plus une ascèse qu’un débridement, une rétention qu’un abandon. Il faut la protéger de ce qui la menace et que l’occupation sortie de la bouche de Marine Le Pen révèle. Il y a des démons qui cherchent sans cesse à la faire se ridiculiser par ses excès ou ses inepties ou, pire, la conjonction dévastatrice des deux.
Il n’y a rien qui ne puisse être nommé, qualifié, dénoncé. La réalité a besoin des mots pour qu’identifiée après avoir été subie, elle fasse l’objet du traitement politique ou social qu’elle appelle. Mais ces mots doivent être justes. Accordés à leur objet. Discutés mais compris. Plausibles. Pour tous.
Non, Marine Le Pen n’est pas occupée.

*Photo : Neno/ Ernest Morales.



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Magistrat honoraire, président de l'Institut de la parole, chroniqueur à CNews et à Sud Radio.

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