Marine Le Pen a recueilli un peu moins de 18 % des voix au premier tour de la présidentielle. Avec un tel score, peut-on soutenir, comme on le fait au PS et à l’UMP, que le Front national est un parti légal mais illégitime ?
Je considère le FN comme un parti légitime. Et j’affirme qu’avec 18% à la présidentielle, résultat dont je me désole, il soit seulement représenté par deux ou trois députés, alors que EELV en a obtenu 18 malgré les 2,6% d’Eva Joly. Dans ces conditions, comment peut-on demander aux gens de croire à la démocratie, à la représentativité du Parlement, au pluralisme ?
Fillon, Copé et Nathalie Kosciuszko-Morizet ont pourtant refusé de serrer la main de Marion Le Pen-Maréchal.
Eh bien, ils ont eu tort ! Moi, je lui aurais serré la main. Je n’accepte pas ce clivage entre une soi-disant « droite républicaine » et une droite qui ne le serait pas.[access capability= »lire_inedits »] Que je sache, Marine Le Pen ne propose ni de renverser la République par un putsch ni d’instaurer une dictature ou une monarchie. Je ne vois donc pas en quoi elle ne serait pas républicaine. Encore une fois, un certain nombre de députés de la Droite populaire partagent les positions du FN sur les mœurs, l’immigration et la sécurité. Au nom de quoi décréterait-on qu’ils sont républicains et qu’un élu frontiste ne l’est pas ? Mlle Le Pen-Maréchal a été élue dans la 3e circonscription du Vaucluse contre une candidate du PS et un candidat de l’UMP qui s’appelle Jean-Michel Ferrand. La candidate socialiste a été sévèrement critiquée pour avoir refusé de se retirer, mais elle avait raison ! Quant au candidat de l’UMP, franchement, c’est un type pas très clair dont le discours est bien pire que celui de de la jeune Le Pen. Qu’on le veuille ou non, le FN fait partie du débat démocratique.
Selon vous, a-t-il radicalement changé depuis que Marine Le Pen a été élue à sa tête en janvier 2011 ?
Dire que Marine Le Pen est la même que son père est une idiotie ! C’est refuser de voir la réalité. Du reste, d’après des gens qui rencontrent souvent Jean-Marie Le Pen, il ne cache pas ses désaccords profonds et radicaux avec la ligne politique de sa fille ! Il était royaliste, elle est républicaine ; il était ultralibéral, elle est étatiste ; il était intégriste, elle est plutôt laïque. J’ajouterais qu’il est un homme et elle une femme… Bref, elle est totalement différente de son père !
Et comment expliquez-vous qu’elle ait battu Jean-Luc Mélenchon dans l’électorat populaire ?
Si on veut comprendre le bide de Mélenchon dans le Pas-de-Calais − où il a quand même été devancé par le PS et le FN − mais aussi en Moselle, il suffit d’imaginer quelqu’un qui a perdu un boulot stable et bien payé dans la métallurgie. Mélenchon lui propose de régulariser tous les sans-papiers, c’est-à-dire de faire venir des gens qui seront payés moins cher, sans avantages sociaux et prendront les emplois ! En réalité, il prône la même politique migratoire qu’Alain Madelin et les membres les plus réactionnaires du patronat. Le plus incroyable est qu’il le fasse au nom du Parti communiste ! Et après, il s’étonne de son score…
Entre le nouveau positionnement du FN, la Droite populaire et ceux qui, de NKM à Bachelot, réclament aujourd’hui un « droit d’inventaire » du quinquennat Sarkozy, comment voyez-vous l’avenir de l’UMP ?
À mon avis, l’UMP n’a jamais eu aucune cohérence idéologique et ne correspond à aucune réalité sociologique. Chaque pays a une histoire qui façonne sa culture politique et la façon dont elle s’exprime. En Angleterre, il y avait les whigs et les tories puis les travaillistes et les conservateurs, aux États-Unis il y a les démocrates et les républicains. En France, on sait au moins, depuis René Rémond, que la droite est plurielle. C’est la fameuse « théorie des trois droites » : historiquement il y avait des légitimistes, des orléanistes et des bonapartistes. Il est inepte de vouloir nier cette richesse en enfermant toutes ces droites dans le carcan d’un parti unique. Jean-François Copé tente bien d’instaurer un débat entre les différentes sensibilités, mais, outre le fait que Nicolas Sarkozy était très directif, la culture caporaliste des dirigeants de la droite n’est pas franchement propice aux débats. D’ailleurs, les électeurs et les adhérents de l’UMP n’aiment pas beaucoup ça. Bref, cette idée d’un dialogue entre courants ne marchera pas et c’est dommage !
Mais s’agit-il de débat ou de guerre des chefs ?
Quand j’entends les gens, et plus encore les médias, parler de « règlements de comptes » à droite, j’hallucine. C’est normal qu’il y ait des règlements de comptes, c’est la démocratie ! Ce qui n’était pas normal, c’était de les obliger à marcher comme un seul homme et d’approuver Sarkozy quand il disait noir et quand il disait blanc. En privé, les députés de l’UMP proféraient des horreurs sur lui et le soir même, sur un plateau-télé, ils le trouvaient formidable ! Ça, ce n’est pas normal !
Ah bon ? Vous croyez que tous les socialistes disent ce qu’ils pensent de Hollande ? Passons… Comment voyez-vous l’avenir de la droite ?
Je vois s’annoncer un combat entre une droite modérée, dite « humaniste », une droite plus dure, sarkozyste si vous voulez, et enfin le FN. À mon avis, la droite dure l’emportera et deviendra l’axe structurant de la droite.
Une nouvelle trinité composée d’un néo-RPR, d’une UDF relookée et du FN ?
Non, les étiquettes UDF et RPR sont aujourd’hui dépassées. L’UDF, c’était la droite qui n’acceptait pas le gaullisme, avec des durs comme Michel Poniatowski. Aujourd’hui, le gaullisme, donc son rejet, ne sont plus d’actualité et ne peuvent donc plus faire office de ciment politique. J’imagine plutôt une droite musclée, une « droite d’ordre », incarnée par Jean-François Copé, qui l’emportera sur la droite modérée que François Fillon va essayer de rassembler et de coordonner. Et cette droite dure nouera des alliances avec le FN.
Après tout, cette clarification n’aurait pas forcément que des inconvénients, même de votre point de vue. Si la question des alliances avec le FN fait exploser l’UMP, cela ouvrira peut-être une brèche dans la bipolarisation ?
Desserrer ce carcan serait salvateur pour la démocratie et la vie politique françaises. En effet, c’est la bipolarisation qui impose à notre vie publique une logique et un vocabulaire de guerre − pendant la campagne, on a parlé de « snipers de l’UMP » ! Ces mots ne sont pas innocents. Quand la politique devient une guerre, la première victime est la vérité. Seulement, je ne vois pas comment on sortira de la bipolarisation, car dans le système institutionnel actuel, tout est fait pour la faire perdurer.
D’où l’échec de Bayrou ?
Ce qui est arrivé à Bayrou est injuste, mais c’est surtout complètement dingue ! Imaginons le Persan de Montesquieu débarquant en France après les élections. Il se renseigne un peu et déduit du discours gouvernemental que Bayrou est président de la République ! En effet, la gauche va tout simplement faire ce qu’il proposait. D’ailleurs, nombre d’électeurs de gauche se sentent déjà trahis par la politique centriste de Hollande. Pour résumer, Bayrou a dit la vérité et n’a même pas été élu député, tandis la gauche va prendre des mesures qui lui auraient fait perdre les élections si elle les avait annoncées ! C’est à devenir fou…
Ce n’est pas tant la bipolarisation qui est responsable de cette situation que le refus des Français de voir la réalité en face au prétexte que ce serait une forme de résignation. De cela, nous parlerons une autre fois. Mais revenons au centre. Si Bayrou est plombé par sa défaite à la présidentielle, pourquoi Borloo ne réussirait-il pas à construire un parti au centre de l’échiquier politique ?
Parce qu’il se fera bouffer le nez ! Une force centriste autonome, telle que les Lib-Dems en Angleterre, n’a aucune chance de voir le jour dans le système actuel. Borloo lui-même dit que, pour les élections, ses troupes se battront aux côtés de l’UMP : autrement dit, il avoue par avance que son parti n’aura aucune autonomie. Admettez que cela fera une drôle de troisième force…
Si on vous suit, les institutions de la Ve République empêchent l’expression de la culture politique française. Faut-il en conclure que ce régime est une aberration par rapport à l’histoire et au caractère de la France ?
Absolument ! Ce régime ne correspond absolument pas à notre histoire politique. Il a été mis en place par un homme particulier, dans un moment particulier, pour résoudre des questions certes graves mais conjoncturelles − je pense évidemment à la guerre d’Algérie. Cette époque est révolue, nous devons maintenant renouer avec le fil de notre histoire.
Au-delà de la question des institutions, le terme même de « centre » pose problème. Que signifie-t-il au juste ?
Vous avez raison, il y a un problème. L’époque est à la radicalisation. Cette montée des extrêmes s’explique par des tendances planétaires lourdes, comme le creusement des inégalités ainsi que les crises économiques et sociales qui durent et frappent sans cesse de nouveaux pays. Qu’il s’agisse du populisme de gauche, du populisme de droite ou de l’islamisme, on observe une remise en cause radicale du discours libéral d’un côté et de la social-démocratie de l’autre. Le problème, c’est qu’on ne répond pas à deux erreurs symétriques en se situant au milieu, comme prétend le faire le « social-libéralisme » : au milieu de deux erreurs, se trouve une troisième erreur !
Mais alors où faut-il se situer ? « Que faire ? », comme disait Lénine ?
Nous sommes confrontés à un défi terrible. Pour commencer, nous devons dire clairement que deux systèmes ont fait faillite : le premier a mis l’État et le parti au cœur de tout ; le second a mis l’argent au centre de tout. Il n’y a pas de juste milieu entre ces deux échecs : nous devons imaginer, inventer quelque chose de différent, un système qui place l’humain au centre. Ce dépassement par l’innovation politique, le gaullisme a réussi à l’incarner à un moment de notre histoire. Ce que les gens attendent, c’est une alternative démocratique, tolérante et ouverte qui fasse des êtres humains la priorité. Voilà le centrisme que j’appelle de mes vœux. Si le centre n’a rien d’autre à proposer que l’équidistance entre la gauche et la droite, il n’a aucun sens.
En somme, la France a besoin d’un nouveau régime ?
En tout cas, d’un nouveau système électoral. L’idéal serait de s’inspirer du système allemand, qui est à moitié majoritaire et à moitié proportionnel, pour que les institutions soient composées de représentants des régions, des agglomérations territoriales ainsi que des représentants de la nation. À condition, bien sûr, que tous soient mobilisés pour défendre l’intérêt général.
C’est ce que Montesquieu appelait la « vertu », et ça ne dépend pas seulement des institutions. Mais dans les temps difficiles que nous connaissons, ne faudrait-il pas aller encore plus loin et imaginer une grande coalition UMP-PS ?
Je n’ai guère de sympathie pour ces gouvernements d’union nationale, sauf en cas de crise nationale majeure. En revanche, il faut faire sauter le verrou qui empêche les « convergences salvatrices ». On ne peut plus raisonner à partir d’un clivage obsolète et inopérant : à gauche comme à droite il y a des pro-européens et des anti-européens. Mélenchon et Moscovici sont tous les deux « de gauche », mais ils ne sont d’accord sur rien. Tout cela n’a plus de sens ! Nous devrions au contraire nous demander si, pour redresser le pays, il ne serait pas plus raisonnable de fédérer des forces et des personnes. C’est ce qu’ont fait Mendès-France et de Gaulle pour en finir avec la décolonisation, de l’Indochine pour l’un, de l’Algérie pour l’autre. Nous devons suivre leur exemple.
Qu’est-ce que le système bipolaire ? Des gens en désaccord sur tout ou presque qui gouvernent ensemble. La logique de convergence que j’appelle de mes vœux permettrait aux gens qui sont d’accord de gouverner ensemble. N’est-ce pas plus intelligent ?
Comment tout cela peut-il − ou non − s’inscrire à l’intérieur du projet européen ?
Pour des raisons historiques, la France est en position de porter un message. Aujourd’hui, elle doit prendre la tête de ceux qui essaient de mettre l’humain au cœur du projet politique, être celle qui ouvrira un nouveau chemin sur lequel l’Europe tout entière pourra avancer. L’Europe actuelle n’offre aucune perspective. Pis, nous ne retirons plus aucun avantage de l’intégration. En termes politiques, l’UE est ressentie comme répressive et anti-démocratique et, sur le plan économique, nous ne gagnons pas grand-chose au libre-échange. L’Europe est dans une impasse parce que nous n’avons pas choisi entre le fédéralisme et le souverainisme. Je suis moi-même fédéraliste, mais les deux options sont également légitimes. Ce qui n’est ni légitime ni même possible, c’est de rester au milieu du gué.[/access]
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