Dans l’une de ses premières publications relatives à ce qu’il appelait le « national-populisme » lepéniste, Pierre-André Taguieff notait, comme l’un des points caractéristiques du discours frontiste, le fait que celui-ci s’inspire « d’interprétations insoutenables de la souveraineté du peuple ». Insoutenables au sens où elles pouvaient paraître démesurées, excessives, inappropriées, notamment au regard d’une théorie représentative issue de Montesquieu et de Sièyès. Une théorie selon laquelle le peuple ne saurait prendre part aux affaires publiques qu’à travers l’élection, en désignant des représentants qui feront en son nom ce qu’il est incapable de faire lui-même, gouverner directement. Et en effet, ce que l’on constate, sur un plan institutionnel, c’est l’attachement, désormais systématiquement affiché, du parti de Marine Le Pen à une approche très radicale de la démocratie, qualifiée dans le projet de 2012 de « principe fondamental de la République française » et de « bien sacré. » Une position qui, quoi qu’on dise, semble le rapprocher de la tradition rousseauiste et jacobine – autrement dit, de courants habituellement classés tout à la gauche de l’échiquier politique.
C’est ainsi que, dans ce discours, la démocratie directe est définie comme la forme la plus authentique de démocratie. Et qu’à l’inverse, « l’absence de recours quasi systématique au peuple via l’organisation de référendums » est considérée comme portant « gravement atteinte à la démocratie », en ce qu’elle retire « au peuple l’idée pourtant fondamentale qu’il est maître de son destin. » A partir de ce principe, les propositions institutionnelles du FN se déploient sur trois plans : l’instauration d’un référendum obligatoire en matière constituante, l’élargissement du référendum législatif aux questions de société, et la mise en place d’un véritable référendum d’initiative populaire – c’est-à-dire, d’un mécanisme qui, expressément inspiré par la Suisse, ne saurait être accusé de dérive plébiscitaire. « Il est plus que temps d’écouter enfin le peuple » , déclare à ce propos Marine Le Pen, car « celui qui sait le mieux ce qui est bon pour le peuple français…est précisément le peuple français ! » Où l’on retrouve l’écho de l’idée rousseauiste selon laquelle le peuple a toujours raison, la « Volonté générale » ne pouvant errer.
L’une des marques de fabrique de ce néo-jacobinisme est sa méfiance à l’égard de la représentation. Dans le Contrat social, Rousseau multipliait les diatribes contre le régime parlementaire anglais, où le peuple ne serait libre que durant le laps de temps où il désigne ceux qui vont décider à sa place, après quoi il redevient esclave. Il y affirmait aussi que la volonté du peuple ne se représente pas ; et qu’il ne doit donc pas y avoir de représentants, mais simplement des commissaires, subordonnés à la volonté du peuple et se bornant à l’exécuter : tout autre système, impliquant le transfert du pouvoir du peuple à ses élus, serait étranger au principe démocratique. On rencontre cette même défiance dans le discours frontiste, à l’égard les parlementaires, mais également à l’encontre du chef de l’État – dont la dimension monarchique ne constitue nullement un avantage, une qualité ou un sauf-conduit. Le Chef n’a plus toujours raison : il n’est en effet que le mandataire du peuple souverain, et comme tel, il « doit agir uniquement en fonction des engagements qu’il a pris devant les Français … » Bref, en un sens, ce n’est plus lui qui décide.
Plus largement, ce néo-jacobinisme se traduit par la récusation de tout pouvoir non démocratique. « Regardons ces maîtres illégitimes droit dans les yeux », déclare ainsi Marine Le Pen sur un mode un peu théâtral. « Et rappelons leur qui est maitre chez soi en démocratie : le peuple, et personne d’autre ! » C’est désormais sur cette base que se fonde le discours frontiste pour refuser l’intégration européenne, les décisions prises à ce niveau ne pouvant être démocratiques puisque le pouvoir réel y appartient à des technocrates. C’est à cette idée que renvoie également sa défiance l’égard des autorités juridictionnelles, soupçonnées de vouloir empiéter sur un pouvoir normatif qui ne saurait appartenir qu’au peuple. Critique du « gouvernement des juges » dont on observera au passage qu’elle aussi s’enracine dans la tradition jacobine – qui entendait limiter le juge au rôle, subordonné, de « bouche de la loi » : de serviteur du peuple souverain.
Dernière caractéristique du discours du Front National, son rejet catégorique des corps intermédiaires au nom de l’unicité du peuple souverain : un rejet qui le distingue de façon radicale d’autres courants de pensée de droite, et en particulier, de la tradition maurrassienne, essentiellement fédéraliste et décentralisatrice. Pour Maurras, la remise en cause du principe démocratique devait permettre la restauration des libertés locales et l’instauration d’une véritable décentralisation. Pour le Front National, au contraire, le rétablissement d’une démocratie plénière implique la remise en cause d’une décentralisation qui s’est traduite par des empiétements innombrables sur des prérogatives qui ne sauraient appartenir qu’au peuple souverain.
Le Front National serait-il donc devenu un parti de gauche ? On notera à cet égard, sans même évoquer la question des personnes, et notamment, l’arrivée massive de cadres chevènementistes dans le parti de Marine Le Pen, que ce néojacobinisme s’est affirmé progressivement, alors que le Front National, devenu un parti de masse, se détachait de la tradition de la droite contre-révolutionnaire. Dans son premier manifeste, Les Français d’abord, publié en 1984, Jean-Marie Le Pen était encore loin d’afficher le démocratisme radical qui caractérise aujourd’hui le discours du Front National – déclarant être « un démocrate de type churchillien », qui considère simplement la démocratie comme la moins mauvaise solution, à condition de l’encadrer, puisqu’« il faut expliquer au peuple que ses envies, ses désirs ou les tentations de la facilité ne correspondent pas toujours à son intérêt ». On mesure la distance parcourue entre cette affirmation et les positions frontistes actuelles, selon lesquelles on doit avoir toute confiance dans l’intelligence spontanée et le bon sens du peuple.
En France, écrivait Raymond Aron, « un régime autoritaire » se réclame « inévitablement (…) de la grande Révolution, paie tribut verbal à la volonté nationale, adopte un vocabulaire de gauche, fait profession de s’adresser, par-delà les partis, au peuple entier ». Le Front National ambitionne-t-il d’établir un régime autoritaire ? Si la question a pu se poser lors de la création du mouvement, il y a quarante ans, elle est aujourd’hui tranchée, et depuis longtemps, dans un sens évidemment négatif. Le Front National n’est plus un parti autoritaire. Ce qui subsiste de ce que décrivait Aron, c’est tout le reste : tout ce qui, en distinguant le populisme frontiste d’une droite fondamentalement sceptique à l’égard du peuple, permet de le replacer dans une tradition ancienne où figurent également le jacobinisme, certaines figures du socialisme pré-marxiste, le « bonapartisme de gauche » décrit par René Rémond, les partisans de l’Appel au peuple, qui se qualifiaient de « démocrates purs », ou encore le « gaullisme de gauche » défendu par René Capitant au début de la Vème République. Alors, Rouge Marine ?
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