« Pour ou contre la torture ? » Il est des questions tellement stupides qu’elles mériteraient presque à leur auteur un seau de tomates blettes. Ce n’est pas exactement celle qu’a posée Jean-Jacques Bourdin à Marine Le Pen il y a quelques jours (épargnons-lui donc ces fruits mûrs), mais la réponse espérée devait être aussi tranchée.
Monsieur Bourdin est passé maître dans l’art de l’entretien entre quatre yeux, à la bonne franquette, un verre dans une main et l’autre sur l’épaule de l’invité qui, ainsi apprêté aux brèves de comptoir, finit par se livrer sans fard. Ceci est devenu tellement rare dans nos médias aseptisés qu’il y a tout un public à l’affût de ce genre d’échanges ; il en attend de l’authentique, de l’opinion brute, ce que des gloussements de basse-cour appellent « dérapages ». Un peu comme chez l’enfant qui feint de croire encore que les bébés naissent dans les choux mais qui cache sous son matelas un vieux journal porno.
Qu’on ne s’y trompe pas pour autant : Monsieur Bourdin a un commerce à faire tourner, celui des buzz médiatiques. Il fomente, suscite et ménage ses effets d’une voix de stentor. Il est celui vers lequel se tournent les nostalgiques de vérités, celui par qui le scandale arrive. Certains nous font marcher, lui nous fait courir, et à son rythme encore. Monsieur Bourdin est ce qu’en course de demi-fond on appelle communément un « lièvre ».
Quelle fut donc sa dernière polémique en date ? Le fait de savoir, non pas si la torture pouvait en soi receler quelque légitimité – grand Dieu, non ! – mais si Marine Le Pen était, sur ce point, capable de faire entendre un autre son de cloche. Qu’on se rassure, elle a très vite récusé sa propre sincérité, expliquant qu’on avait mal interprété ses propos, que voici :
– Bourdin : « Est-ce que l’utilisation de la torture est excusable, parfois, dans certaines circonstances ? »
– Le Pen : « Il peut y avoir des cas, permettez-moi de vous dire, où lorsqu’une bombe – tic tac tic tac tic tac – doit exploser dans une heure ou dans deux heures, et peut faire accessoirement deux ou trois cents victimes civiles, où il est utile de faire parler cette personne pour savoir où est la bombe. »
– Bourdin : « Même sous la torture ? »
– Moi : « … Ah non Jean-Claude, voyons, autour d’un apéro ! »
Blague à part, est-ce vraiment le lieu pour discuter d’une telle chose ? Est-il besoin d’ouvrir de tels débats s’il faut n’être qu’un imbécile s’offusquant sur commande ? Et, plus grave encore, est-ce que l’on est un monstre lorsqu’un trouble de la conscience nous fait hésiter quant à la réponse à fournir à Monsieur Bourdin ? Y a-t-il des sujets qui ne requièrent pas la moindre réflexion de notre part, sous peine d’être conchié par la meute ? Osons la réflexion, juste pour voir.
Et pour commencer est-on bien sûr d’être légitime dans la posture de celui qui condamne sans appel ? Le confort fait dire beaucoup de choses. Prenons un cas existant, sans faux-fuyant. Comme Madame Le Pen, mais avec les formes que revêt l’écrit. Mettons-nous une minute à la place de celles ou ceux qui ont à charge d’obtenir d’un terroriste fanatisé l’indication de l’endroit où il a déposé une bombe programmée pour exploser à heure fixe. Vient un moment où la rhétorique a épuisé ses charmes alors que l’heure continue de tourner. Eh bien c’est dans cette situation précise, et pas une autre, qu’il faut placer le débat pour qu’il soit pertinent. Faut-il alors se résigner à attendre l’explosion, la conscience tranquille parce que l’on n’a pas donné raison à Madame Le Pen ?
Poussons plus loin l’investigation. Résignons-nous à la fatalité et laissons cette bombe exploser tout ce qu’elle peut. Dans une telle situation, est-on bien sûr d’avoir vaincu l’ « inhumain » ? Qu’est-ce qui est le plus inhumain en définitive, est-ce la torture en elle-même ou… le fait d’être acculé à de telles extrémités ? Ce qui ne vient pas à l’esprit de l’homme confortablement révolté, c’est qu’en l’occurrence le terroriste force l’État à jouer à un jeu proprement inhumain dont cet individu a lui-même établi les règles, règles auxquelles il ne dérogera pas (Dieu lui-même, bien souvent, lui en est témoin). Et tout en psalmodiant il ira peut-être même jusqu’à nous dire : « je suis un monstre que vous êtes incapable de reconnaître comme tel ».
Le sujet devient éprouvant, convenons-en. Pourquoi ? Parce que s’est instillé un trouble d’ordre moral, l’éveil d’un cas de conscience que masque la condamnation pavlovienne. Par conséquent, la classe politique n’est pas fondée à donner son avis sur cette question dans les coursives de l’Assemblée, pas plus que ne l’est Marine Le Pen quand elle répond aux mauvaises questions d’un mauvais journalisme. Lorsque la première veut mettre la seconde à l’amende, elle répond simplement à une spontanéité maladroite par la plus insultante des hypocrisies.
Alors à tout prendre, qu’est-ce qui est le plus choquant et le moins digne de l’homme ? La réprobation grégaire ou l’éveil d’un cas de conscience ? Peut-on prendre au sérieux quelqu’un que ne troublerait pas un instant la mise en balance de comportements indignes de sa part et la mort de victimes innocentes ? Sans même prendre parti – et cet article doit inviter davantage au doute qu’autre chose – dans ce genre de débat maintenu volontairement sous le boisseau, on n’a pas le droit de prétexter la dignité de l’homme pour interdire que ne soient interrogées certaines choses. Plus exactement, si dignité humaine il y a, celle-ci ne peut faire l’économie de la réflexion, propre de l’homme, sur tous sujets.
Est-il néanmoins séant d’en déduire que l’on peut être pour la torture, de prétendre que des affreux en font l’« apologie », comme si un certain plaisir y était recelé ? Sans jouer sur les mots, n’est-ce pas là imposer sans nuance deux camps exclusifs l’un de l’autre, celui des justes (ou kantiens) et celui des bourreaux ? Quand, de plus, on sait que les âmes les plus pures donnent aujourd’hui à la simple fessée des parents les accents d’un « châtiment corporel », et qu’il paraît évident que certains renseignements pris auprès de terroristes – et ce dans n’importe quel pays du monde – le sont très rarement en échange de politesses et d’un repas maigre, toute l’affaire devient risible.
Monsieur Bourdin et Madame Le Pen auront été les acteurs de la tartufferie de la semaine dernière. En tant que victime de la bêtise chronique des médias, et au nom de millions de mes semblables qui ne pipent mot mais n’en pensent pas moins, j’estimais nécessaire cette petite mise au point en prenant appui sur la polémique hebdomadaire.
J’adresserais pour finir cette supplique aux journalistes, aux politiques, aux clercs en tout genre, à celles et ceux qui font la pluie et le beau temps sur nos écrans : sous couvert de vos bondieuseries, et parce que ça va mal finir, cessez de prendre les gens pour des c…
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