Le très estimable quotidien Le Monde a jugé bon de donner la parole, juste avant le dernier tour de l’élection présidentielle, à l’immense philosophe Alain Badiou. Ce dernier, accablé par l’importance du vote pour Marine Le Pen et par la droitisation de la politique en France, s’est posé la question qui tue : « D’où vient le score de l’extrême droite sinon de trente ans de discours sécuritaires sans vergogne à droite et à gauche ? » La réponse est dans la question, mais elle demande à être explicitée: d’où le titre de l’article affolant dans un journal de gauche s’adressant prioritairement à une bourgeoisie cultivée : Le Racisme des Intellectuels.
Vous avez bien lu : depuis trente ans, subrepticement, les intellectuels de droite, mais aussi de gauche, auraient « inventé la violence antipopulaire », singulièrement dirigée contre les jeunes des cités et l’Islam. Seul Alain Badiou a résisté. Il ne souffre plus de vivre dans un état de non-droit et ne se fait aucune illusion sur l’avenir : avec la gauche au pouvoir, il prévoit le pire. Est-ce à dire qu’il regrette la révolution culturelle de Mao ou les Khmers rouges ? Avec l’âge, la nostalgie l’emporte souvent sur la lucidité.
Ce qui est troublant, c’est que les intellectuels qu’il dénonce sont souvent « des professeurs de philosophie ». Certains, sans doute mériteraient, à ses yeux, une double peine : pour avoir désenchanté la gauche révolutionnaire et tenu la main d’Anders Breivik pendant qu’il massacrait des jeunes socialistes norvégiens. Badiou, par prudence, ne cite aucun nom : il a raison d’ailleurs. Ils figurent tous au sommaire de Causeur…les plus immondes tout au moins. Mais il serait temps que Le Monde, également, se livre à un salutaire exercice d’autocritique. Nommer Alain Badiou à la tête de la rédaction serait la moindre des choses. Avec Nelly Kaprielian aux Inrocks, les intellectuels n’auraient plus qu’à bien se tenir.
Mais un détail, si j’ose dire, a échappé à Alain Badiou dans sa philippique contre les intellectuels : c’est que l’extrême droite a changé, sinon de nature, du moins de sexe. Paradoxalement, elle marque une victoire du féminisme. Que ce soit aux États-Unis, avec Sarah Palin et Michelle Bachmann, en Norvège avec Siv Jensen, en Hongrie avec Krisztina Mirvai, au Danemark avec Pia Kjaersgaard et j’en passe, l’extrême droite martiale avec ses bruits de botte et ses croix de guerre s’est métamorphosée en un extrême centre plus préoccupé par la sécurité des enfants et le « care » cher à Martine Aubry que par la volonté d’en découdre avec l’étranger.
Ce populisme en escarpins ou en talons aiguilles serait-il également porté par les intellectuels machiavéliques qu’Alain Badiou se plaît à débusquer partout ? Dans sa logique paranoïaque, c’est probable. Dans la réalité politique, on assiste, aux Etats-Unis comme en Europe, à une recomposition de ce qu’on nommait autrefois la droite et la gauche : d’un côté, les républicains avec à leur droite les équivalents européens des Tea party, de l’autre les démocrates avec à leur gauche les survivants du communisme. Le cordon sanitaire qui empêchait l’extrême droite d’accéder au pouvoir a sauté. Non par la faute d’intellectuels inconscients ou criminels, mais parce que la société s’est féminisée, donnant ainsi aux femmes l’occasion d’accéder au pouvoir avec un imaginaire politique et des idéaux qui n’ont plus rien de commun avec ceux que la génération des pères, fussent-ils fascistes ou communistes, portaient en eux.
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