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Marine Le Pen a séduit la France invisible


Les Essards-Taignevaux, dimanche 18h27. Je n’ai encore aucune estimation, ni sondage sorti des urnes. Et pourtant, en sortant de la mairie de cette commune du Jura, située à la limite de la Saône-et-Loire, j’ai déjà une idée précise de l’excellent score que fera Marine Le Pen une heure trente plus tard. Sur les 190 bulletins dépouillés, elle est arrivée largement en tête avec 61 voix. François Hollande suit avec 45 et Nicolas Sarkozy n’en obtient que 32. Alors que j’assiste à une fête familiale en face du bureau de vote, je vois arriver l’un des convives, assesseur au dépouillement de la seconde commune du canton. Il m’annonce que Marine Le Pen est en tête avec plus de 30 % des voix. Quelques heures après, je découvre qu’elle domine dans 10 des 17 communes des cantons ; elle obtient d’ailleurs 29 % des suffrages sur ce canton de 5216 inscrits, devançant Nicolas Sarkozy (24,5) et François Hollande (22,0).

Ce canton, je le connais. C’est celui où j’ai passé une partie de ma jeunesse. C’est là, aussi, que j’ai mené la campagne du non au Traité de Maastricht en 1992, lorsque je tapissais la moindre porte de transformateur électrique de l’affiche « Liberté, je chéris ton non ». Intéressante, cette campagne référendaire dans le canton de Chaussin. Alors que ses résultats étaient auparavant un copié-collé des projections données sur le plan national à 20h00, j’avais cru dur comme fer que le traité de Maastricht était rejeté par les Français constatant vers 19h00 que 55 % des électeurs de mon canton avaient voté non. Cruelle déception une heure plus tard : c’est le oui qui l’emportait avec 51 % des suffrages. Jamais une telle coupure n’avait existé entre France des villes et France des champs.

En vingt ans, cette fracture française, si bien décrite par Christophe Guilluy, s’est encore aggravée. La population a évolué. De nombreux pavillons ont été construits, et abritent souvent des classes populaires qui travaillent dans les agglomérations de Dole, Lons-le-Saunier et parfois Dijon[1. A Dole et Lons-le Saunier, les deux communes les plus importantes du département situées à 25 kilomètres du canton, Marine Le Pen a obtenu beaucoup moins que dans les campagnes environnantes, respectivement 18% et 14 %.]. Y vivent aussi beaucoup de retraités et quelques agriculteurs, lesquels ont vu, comme ailleurs, leur nombre diminuer considérablement depuis 1992. En 2005, le TCE y était rejeté à plus de 60%. Le canton de Chaussin constitue un exemple parfait de la France du Non, draguée par les candidats favoris depuis quelques semaines et qui le sera encore davantage lors des deux prochaines. Cette France rurale, c’est Marine Le Pen qu’elle a choisi comme porte-drapeau. Mélenchon avait lui aussi parlé de ces « oubliés », de ces « invisibles », touchés de plein fouet par les insécurités économiques, sociales, physiques et identitaires. Comme Guilluy, Brustier et Huelin avaient fort bien décrit la sociologie politique de cette France-là. La gauche avait perdu ce peuple[2. Recherche le Peuple désespérément, Bourin Editeur.] au profit d’une droite désormais culturellement majoritaire[3. Voyage au bout de la droite, Mille et une nuits.]. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Gaël Brustier travaille aujourd’hui avec Arnaud Montebourg, député de la circonscription voisine et qui dès 1997, accusait le libre-échange déloyal dans sa profession de foi de candidat. En Bresse, il suffisait d’observer pour constater l’étendue des dégâts d’une mondialisation prétendument heureuse.

Patrick Buisson a lu Guilluy, Brustier et Huelin. Il a fait les mêmes constats qu’eux et a pensé en faire profiter Nicolas Sarkozy. C’était négliger deux éléments importants. D’une part, la personnalité de Nicolas Sarkozy et le fait qu’il avait déjà mené une campagne du même type cinq ans plus tôt. On a beau dire, on a beau faire, il est quand même difficile de faire passer les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages, ou l’inverse en l’occurrence. Les électeurs, ainsi que le note Philippe Cohen, ne sont pas dotés d’une mémoire de poisson rouge et se souviennent que le Président actuel est aussi celui qui a signé le Traité de Lisbonne mais aussi le Pacte budgétaire, qu’il reproche même à François Hollande de vouloir renégocier. D’autre part, cette France-là refuse l’austérité. Cette dernière s’est traduite par des postes en moins à la gendarmerie et au collège de Chaussin, comme ailleurs. Cette France rurale du non est la première à en souffrir. Voilà pourquoi, bien que le pays penche à droite, une bonne part des électeurs de Marine Le Pen, dans cette France rurale des pavillons, ne suivra pas Nicolas Sarkozy le 6 mai, et pas seulement parce que la patronne du FN le leur aura conseillé.



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