Marine Le Pen à Elbeuf, vendredi 28 février, salle de La Rigole, c’est un peu le général commentant l’offensive en direct du champ de bataille. Le Nord-Pas-de-Calais est pris ou en voie de l’être, la Normandie – la Haute puis la Basse – tombera à son tour. Pourquoi attendre plus longtemps, d’ailleurs, la pomme normande est, semble-t-il, arrivée à bonne maturation sociologique pour le pressoir frontiste. « Le département a fait la démonstration de sa capacité d’intégration locale », déclare, en termes moins fruticoles, la présidente du Front national. Le parti frontiste devrait présenter vingt-et-une listes en Seine-Maritime aux élections municipales des 23 et 30 mars prochains, notamment à Elbeuf, une ville de 17 000 habitants aux indicateurs socio-économiques alarmants.
C’est Nicolas Bay, 36 ans et déjà un long engagement nationaliste, mégrétiste repenti, promu porte-parole de la campagne présidentielle de Marine Le Pen en 2012, qui, sous les couleurs du Rassemblement Bleu Marine, seul parti d’opposition en lice, en l’absence de l’UMP, défiera le maire sortant, Djoudé Merabet, élu en 2008. Chef-lieu de canton aux mains des socialistes depuis trente ans, Elbeuf est au cœur de la « fabiusie », soit la quatrième circonscription de Seine-Maritime, fief de l’actuel ministre des Affaires étrangères, qui y a été réélu député au premier tour il y a deux ans.
Détresse sociale, soif et faim de dignité : c’est là généralement que le Front national de Marine Le Pen arrive et propose ses solutions pour enrayer les carences de toutes sortes. Les résultats d’Elbeuf dans les derniers scrutins peuvent en effet être perçus comme encourageants par le FN : à la présidentielle de 2012, la candidate frontiste est arrivée deuxième au premier tour avec plus de 18% des voix, très loin cependant derrière François Hollande. De même, Nicolas Bay, dans la 4e circonscription de Seine-Maritime, avait pris la deuxième place aux législatives, obtenant, là également, un peu plus de 18% des voix, devançant nettement le candidat UMP. Première leçon : il y a donc des « territoires » que l’UMP juge définitivement perdus.
« Partout mais pas ici, les jeunes ils vont pas rester tranquilles, oh la la ! », s’agite une habitante du Puchot. « Son programme, c’est pas acceptable. On peut pas dire ce qu’elle dit, c’est quand même eux qui ont fait tout ça », dit-elle en indiquant du bras les immeubles du Puchot plongés dans la pénombre du soir. « Eux », ce sont les immigrés africains et maghrébins. « Le problème, c’est les Sénégalais, renchérit-t-elle. On a démoli des tours, élargi la zone d’habitation, mais on a mis les Sénégalais au même endroit, dans les mêmes immeubles. Ça crée des problèmes. Il aurait fallu les répartir. »
C’est avec un discours bien plus pragmatique que Nicolas Bay se présente. Lors d’une conférence de presse, il a annoncé vouloir alléger la fiscalité locale, armer les policiers municipaux, examiner « au cas par cas toutes les subventions » et diminuer les dépenses de communication de la mairie. Les jeunes de la cité n’ont pas bougé- le déploiement d’une cinquantaine de CRS y est sans doute pour quelque chose. Marc, le gérant d’un bar-tabac-PMU situé rue des Martyrs, la rue centrale d’Elbeuf, en partie incendiée par les Allemands en 1940, reconstruite après la guerre, l’avait prédit deux heures plus tôt : « Avec les jeunes, il ne va rien se passer. »
Marc, c’est l’un des visages d’Elbeuf, en l’occurrence asiatique – cette « apparence » n’est chez lui peut-être déjà plus une « origine », à peine une « visibilité ». Sa femme, blanche, enceinte, travaille dans le café à ses côtés. « Avant j’habitais Paris, explique le cafetier. Je suis venu ici il y a quatre ans. C’est plus tranquille. Si c’était pas tranquille, je ne serais pas resté. Je dirais même qu’on se fait chier, mais dans le bon sens du terme », précise-t-il en souriant.
Qui connaît Elbeuf ? Coupée des axes autoroutiers et ferroviaires par la Seine, la ville pâtit de son relatif isolement géographique. Les HLM du Puchot, construits dans les années 1960, ont été pour partie détruits, pour l’autre réhabilités de fond en comble durant la décennie écoulée. Si, dans l’ensemble, Elbeuf a une certaine allure, compte une salle de spectacles, le Cirque-théâtre, et un cinéma multiplex, Le Grand Mercure, elle se cherche un avenir économique. Son passé parle encore trop pour elle. Le drap d’Elbeuf était réputé en France et à l’étranger. L’activité de la draperie, aujourd’hui disparue, y avait pris racine au XVe siècle. Le secteur du textile périclita après la Seconde Guerre mondiale, mais entre-temps, Renault à Cléon et Rhône-Poulenc à Saint-Aubin-Lès-Elbeuf fournirent des dizaines de milliers d’emplois d’ouvriers et de cadres, ce qui permit une timide mixité sociale. Puis les chaînes de production ralentirent et certaines s’arrêtèrent. Depuis, c’est la dèche la plus complète. Le taux de chômage à Elbeuf atteint 21,9% (chiffres Insee, année 2009), le double de la moyenne nationale. La part des foyers fiscaux imposables ne dépasse pas 39%, alors que la moyenne française se situe aux alentours de 53%. Elbeuf ne vit donc que grâce aux aides des pouvoirs publics, au rythme des reclassements précaires, des stages et des formations.
David est une exception. Il a la chance d’avoir un boulot, qui plus est en CDI. Issu d’un milieu ouvrier, ce jeune homme de 29 ans habite Caudebec, à côté d’Elbeuf, et occupe un emploi dans une usine de cartonnage à Saint-Etienne du Rouvray, près de Rouen. Sa compagne attend un enfant. « Je touche 1600 euros nets par mois, dit-il. L’année dernière j’ai payé plus d’impôts que le montant de mon salaire mensuel. Je serais peut-être mieux au RSA. Aujourd’hui, en France, soit il faut être super-riche, soit super-pauvre. » David vote à gauche, or il est « totalement dégoûté ». « Je m’attendais à ce que la vie soit meilleure. » D’après ce qu’il a entendu dire, le gouvernement s’apprêterait à réintroduire la vignette automobile, ce qui entamerait un peu plus encore son maigre pouvoir d’achat. Il a eu l’occasion, dit-il, de lire le programme du Front national. Il y était question de relever le SMIC de 200 euros, croit-il se souvenir. « Ça relève de l’utopie, c’est pas faisable », tranche-t-il.
Les socialistes au pouvoir ont beaucoup « déçu », l’humeur est morose. C’est la pause. Annick, Muriel, Sylvie et Mounira prennent l’air et pour certaines fument une cigarette sous le porche d’un bâtiment administratif, à l’abri de la pluie. Toutes au RSA, elles suivent, depuis le 2 décembre de l’année dernière et jusqu’au 3 avril, une formation dite de « valorisation des capacités seniors », délivrée par le CECOP, le Centre de communication professionnelle. « Ils nous boostent pour qu’on reprenne confiance en nous », résume Annick, 62 ans, mère de trois enfants qu’elle a élevés « toute seule » et qui a travaillé « les trois quarts de [sa] vie », dans la manutention et la restauration, à Elbeuf. « Dans mon temps, se rappelle-t-elle, on passait d’une usine à l’autre sans problème. » Il lui manque 1,5 point pour avoir droit à une retraite décente. Si elle arrêtait tout maintenant, elle toucherait 393 euros par mois. Pas plus. Annick en veut à la mairie, dont elle espérait « un stage » et qui n’a rien pu lui offrir de la sorte. Elle était autrefois impliquée dans la vie locale, avait contribué à créer une antenne des Restos du cœur à Caudebec-Lès-Elbeuf. Elle espérait faire de même à Elbeuf mais « la mairie n’a pas voulu ». « J’ai hâte de partir, confie-t-elle. On n’est pas aidés. Moralement c’est atroce. »
Plus jeune, Muriel était « maquettiste PAO (production assistée par ordinateur) ». « Quand j’ai eu ma fille, il y a vingt-deux ans, j’ai arrêté de travailler. Quand j’ai voulu reprendre, on a dit de moi que j’étais « obsolète », raconte-t-elle. Je me suis retrouvée en usine. J’ai travaillé comme aide à domicile. J’espère rentrer en formation GRETA (Groupements d’établissements) pour être reconnue comme auxiliaire de vie. » Sylvie, elle, a passé dix ans dans la grande distribution, chez Leclerc. Elle a fait ensuite une formation GRETA pour retrouver du travail, dans le domaine de l’aide à la personne. Elle a passé un examen au Grand-Quevilly, lui permettant de faire valoir des compétences dans l’animation. Elle doit prochainement effectuer un stage d’animatrice auprès des jeunes enfants, « juste une semaine », à l’Amicale laïque de Cléon.
« Vas-y, Mounira, c’est à toi », disent les trois femmes à celle qui n’a pas encore parlé : « Je suis d’origine algérienne, explique-t-elle. J’ai travaillé pendant quatorze ans dans le textile, au contrôle qualité, à Biskra. Je me suis aussi occupée de l’encaissement des loyers HLM. En 2004, je suis arrivée en France, à Lille, comme touriste. J’ai rencontré un compagnon. Ça fait dix ans que je n’ai pas travaillé, je suis inscrite au Pôle Emploi depuis 2012. » Du 17 au 22 février, Mounira a effectué un stage d’hôtesse de caisse à Carrefour Market. Un second est prévu, du 17 au 22 mars.
C’est vendredi, jour de grande prière musulmane. Il y a vingt ans encore, l’islam n’y était pas visible. Si, à Elbeuf, on apercevait de temps à autre des femmes d’un certain âge porter le haïk blanc traditionnel algérien et des chibanis en gandoura de laine marron, nulle fille, nulle mère de la deuxième génération ne revêtait le voile et nul fils n’enfilait de kamis, ce vêtement moyen-oriental popularisé au début des années 1990 par le prédicateur vedette du Front islamique du salut, l’Algérien Ali Ben Hadj. Tout cela a bien changé, des commerces de kebabs ont ouvert à Elbeuf, et la référence islamique, elle, connaît un incroyable « revival » chez les « musulmans de naissance » comme chez les convertis.
Portant barbe et djellaba, il sort de la mosquée et ne souhaite pas donner son nom de l’état-civil. Abdelazim est le prénom religieux qu’il s’est choisi lors de sa conversion, il y a quatre ans. « Ma djellaba et les jeunes en kamis que vous voyez, c’est parce que c’est vendredi, le reste de la semaine, eux et moi on s’habille normalement », dit-il. Telles les diatribes de Dieudonné, le discours d’Abdelazim est dirigé contre le « système ». Tout et tous y passent. « Quand on avait un roi, on savait contre qui manifester, maintenant qu’on est en République, contre qui ?, interroge-t-il, cherchant l’approbation de son interlocuteur. Avec la IIIe République, tous les francs-maçons sont passés au pouvoir. Djoudé (le prénom du maire d’Elbeuf), il mange la politique de son parti (le PS). Moi, je viens plutôt de l’extrême gauche. La seule fois où j’ai voté à droite c’était en 2002, pour Chirac et contre Le Pen. Il faut savoir que ceux qui, comme moi, ont voté pour Hollande, ils n’ont pas voté pour le mariage gay ou la théorie du genre. Nous, on sait ce que c’est, un homme et une femme. » L’affaire Dieudonné permet à Abdelazim de ramasser son propos : « Ça prouve bien qu’il y a trois trucs qui gouvernent la France : l’homosexualité, Israël – et pas les juifs, je fais la différence –, les patrons. » Tout cela est dit sur le ton de l’évidence, sans passion aucune.
On avait tort de penser qu’Elbeuf vivotait à l’écart du monde. Elle en partage les mêmes peurs et les mêmes outrances. La même humanité aussi.
*Photo : DR.
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