Propos recueillis par Daoud Boughezala et Gil Mihaely
Causeur : Avec son programme social très étatiste, ses odes à la République et un électorat très composite, le FN est-il toujours un parti d’extrême droite ?
Olivier Dard : Le terme d’extrême droite est ambigu et très discuté par les chercheurs, en France comme à l’étranger. Dans mes ouvrages, je lui préfère la notion de « droite radicale ». Cela étant, le FN de Marine Le Pen est incontestablement différent de celui de son père. D’abord, leur rapport à l’histoire des droites nationalistes françaises est tout à fait différent.Jean-Marie Le Pen est le véritable héritier de toute l’histoire des ligues nationalistes françaises depuis la fin du xixe siècle, qui n’ont jamais vraiment cherché à construire un parti de gouvernement. Marine Le Pen est née en 1968, a eu 20 ans en 1988, et il y a tout un héritage qui n’est pas le sien, notamment sur la décolonisation, même si elle a participé récemment à une cérémonie d’hommage aux harkis. Surtout, son objectif est de construire une force politique destinée à accéder au pouvoir et à l’exercer. C’est la raison pour laquelle Marine Le Pen surveille comme le lait sur le feu les villes gérées par le FN. Là où son père multipliait les provocations pour rester à l’écart, elle s’efforce au contraire d’arrondir un certain nombre d’angles.
Marine Le Pen a en effet mis beaucoup d’eau dans le vin du FN ces dernières années. Dans le même temps, Nicolas Sarkozy a annoncé vouloir remettre à plat les accords de Schengen sur la libre circulation des hommes en Europe. N’y a-t-il pas là les prémices d’un programme commun FN et UMP ?
Je ne le crois pas, car tout d’abord ce serait la mort de l’UMP, et les dirigeants de l’UMP le savent. Deuxièmement, ils se heurteraient d’emblée à une telle bronca médiatique qu’ils en seraient tétanisés.[access capability= »lire_inedits »] Troisièmement, à la différence de ce qui s’est passé dans le rapport PS-PC dans les années 1970 et 1980, cela profiterait au FN et non pas à l’UMP. Au tout début de l’émergence du Front, la droite classique aurait pu juguler cette ascension, par exemple en pratiquant des alliances à l’échelle locale. Mais, aujourd’hui, le FN a son identité, son électorat et, surtout, le vent en poupe.
En revanche, le positionnement actuel de Nicolas Sarkozy sur nombre de sujets est très ambigu. D’un côté, on le sent soucieux de s’ouvrir vers le centre, et, d’un autre, de prendre en compte des aspirations proches de la ligne du FN au risque de s’aliéner les centristes. C’est une stratégie à risques car, comme l’a bien dit Jean-Marie Le Pen, « les électeurs préféreront toujours l’original à la copie ».
Curieusement, vous ne mentionnez pas le plus évident des obstacles à l’union : l’incompatibilité des propositions économiques de l’UMP et du FN, sur des questions aussi essentielles que l’euro et le rôle de l’État providence …
Sur le principe, les programmes paraissent totalement incompatibles. Sauf que la ligne économique du FN a très largement évolué à travers les années. Le programme du FN d’il y a vingt ans se rapprochait du libéralisme de l’actuelle UMP, Le Pen père se vantait même d’avoir connu l’économie de l’offre et les idées de Reagan avant les autres ! Depuis, Marine Le Pen s’est repositionnée en prônant un étatisme interventionniste qui prenne en compte le sort des territoires, des politiques sociales, etc. Bref, je ne pense pas que les enjeux économiques pèsent d’un grand poids dans la probabilité d’une alliance.
Sans avoir eu besoin de s’allier avec l’UMP, Marine Le Pen a déjà gagné la bataille de la respectabilité. Il lui reste à remporter celle de la crédibilité. Quand on l’interroge sur le manque de cadres du FN, sa présidente insinue que des centaines de hauts fonctionnaires très compétents n’attendent que le sifflet de l’arbitre pour la rallier. Y croyez-vous ?
Comme dirait l’autre, « les promesses n’engagent que ceux qui les croient ! ». J’ignore si des hauts fonctionnaires ont dit derrière des vitres fumées à Marine Le Pen qu’ils se rallieraient à elle « le jour où ». En revanche, ce que je vois, c’est qu’il y a une forme de danger à manipuler ce genre de discours quand on préside le Front national. La force de Marine Le Pen réside dans son discours anti-élites et ses charges contre les technocrates qui nous gouvernent. Mais on ne peut pas critiquer la technostructure tout en expliquant qu’on va s’appuyer sur elle ! Dans le cadre d’une campagne présidentielle, si Marine Le Pen est vraiment en position d’arriver au second tour, elle devra dépasser cette contradiction.
Combien faut-il de technocrates pour gouverner la France ? Certains parlent de 500 personnes, d’autres de 2 000…
Je crois que ce n’est pas un problème de nombre. Le défi numéro un est d’arriver à sécréter au sein du parti une élite capable de gouverner. C’est encore loin d’être le cas au FN, même s’il multiplie les initiatives pour attirer des enseignants ou des chefs d’entreprise. Vient ensuite un autre obstacle : la formidable résistance que pourrait opposer la haute administration à un gouvernement frontiste… Dans des citadelles comme Bercy ou la place Beauvau, le ministre peut commander, mais il faut que l’intendance suive.
Un troisième facteur joue contre Marine Le Pen : les contraintes internationales, à commencer par l’Europe. On est dans un carcan qui rend les marges de manœuvre des gouvernements assez étroites. L’épisode du budget français est emblématique : il ne va pas se passer grand-chose parce que l’Europe ne veut pas taper sur les doigts de la France, pour ne pas faire monter le FN. Reste que la France n’est plus maîtresse de son budget. Quand, à propos de la GPA, qu’elle combat, Marine Le Pen affirme qu’elle « coupera le cordon » avec la Convention européenne des droits de l’homme, c’est imparable. Elle sait qu’aucun dirigeant du PS ou de l’UMP ne le fera. Mais le ferait-elle si elle était au pouvoir, et comment gérerait-elle les inévitables mesures de rétorsion ? Si l’intérêt de Marine Le Pen est bien sûr de progresser électoralement, mieux vaut pour elle qu’elle ne se retrouve pas trop vite dans une position trop favorable – 2017, c’est sans doute trop tôt.
Le FN semble éprouver un double sentiment de rejet et de fascination pour les élites françaises – songez que l’énarque Florian Philippot a été nommé vice-président trois ans après son adhésion ! Peut-il partir de cette ambivalence pour révolutionner le système français de recrutement des élites politiques ? Comme aux États-Unis, des hommes politiques qui seraient d’ex-capitaines d’industrie pourraient supplanter les traditionnels énarques…
Le modèle français de recrutement des élites administratives est au bord de l’épuisement. À partir des années 1920, ce modèle a pu fonctionner pendant des décennies car, sous Vichy ou sous le gaullisme, on vivait en régime d’économie administrée. Ce type d’élites correspondait au personnel politique qu’on retrouvait partout en Europe occidentale. Il y a encore vingt ans, les épreuves des concours de recrutement des hauts fonctionnaires européens ressemblaient beaucoup à celles des grands concours français. Aujourd’hui, c’est fini ! le modèle à l’anglo-saxonne a gagné, comme en témoigne l’évolution de Sciences Po. Il s’agit de ne plus sacraliser la fonction publique, de donner moins de place à des disciplines classiques comme l’histoire au profit d’enjeux bien plus actuels tels que les études sur le genre. Les grandes écoles se sont adaptées à ce nouveau modèle en envoyant leurs étudiants en stage à l’étranger. Mais, au niveau de notre classe politique, le décalage reste incontestable, particulièrement en matière de maîtrise des langues étrangères.
Entre ces deux modèles, le FN refuse de choisir puisqu’il tient un discours anti-élites tous azimuts. Ses diatribes visent tout autant les élites traditionnelles issues de l’ENA que les élites mondialisées. Dans ces conditions, sur qui pourra-t-il encore s’appuyer pour arriver au pouvoir et surtout l’exercer ? Aujourd’hui, il ne donne aucune réponse crédible à cette question.
Le rejet de l’énarchie et des élites mondialisées permet de capitaliser des voix à bon compte. Mis à part cette fibre populiste, le refus de l’immigration constitue-t-il le ressort unique du vote frontiste ?
Ce qui unit l’électorat FN dans sa diversité, c’est la défense identitaire, si l’on ne limite pas l’identité à l’immigration. L’identité, ce n’est pas uniquement une question ethnique, mais aussi sociale, économique et territoriale. J’ai été pendant des années professeur en Lorraine, à Metz, où l’effondrement de la sidérurgie a entraîné la fin d’un monde. Dans les provinces françaises, les politiques de reconversion industrielle menées par la droite et la gauche ont coûté très cher, pour des résultats très en deçà de ce qu’on pouvait en attendre. Il y a aujourd’hui des populations qui sont très difficiles à employer vu la technicité d’un certain nombre de métiers.
À mesure que les écoles ferment et que les services publics s’en vont, la désertification se développe. Les gens ne disent pas seulement « on n’a pas assez de retraite, on n’a pas assez de salaire », mais, de plus en plus, « vous êtes en train de casser notre mode de vie ». En jouant la carte des territoires et de l’enracinement, le FN met le doigt sur des réalités d’importance et capte donc un électorat rural qui n’était au départ pas le sien.
Le congrès du FN, qui se déroulera à Lyon fin novembre, se conclura très certainement par l’adoption d’une motion unique. Derrière cette unanimité de façade, la diversité idéologique, qui va des nationaux-libéraux (Aymeric Chauprade) aux souverainistes gauchisants (Florian Philippot), menace-t-elle la cohésion du parti lepéniste ?
Je ne suis pas certain que les clivages internes s’expriment aussi profondément que vous le dites. Marine Le Pen a deux atouts pour elle : elle est l’élément fédérateur et elle réussit ! Aussi longtemps que ses succès la porteront, ce qu’elle dit restera incontesté. Ainsi, un certain nombre d’anciens militants qui avaient quitté le FN sont en train d’y revenir, en se disant qu’il faut en passer par là car Marine Le Pen gagne. Mais, et là vous avez raison, par-delà le charisme personnel de sa présidente, se pose la question du futur programme de gouvernement que devra élaborer le FN. Marine Le Pen est très habile, mais cela ne veut pas dire qu’elle a gagné la bataille de la compétence ! En matière de politique extérieure, c’est assez flou, elle peine encore à trancher entre les positions des uns et des autres. Sur le plan économique, les choses sont plus claires, mais la ligne retenue suscite quelques réticences. C’est sur les questions européennes que la présidente du FN est sans doute la plus fédératrice, mais il s’agit davantage d’une fédération de rejets que de propositions alternatives.
À vous entendre, les militants frontistes obéissent comme un seul homme à Marine Le Pen, quitte à mettre leurs divergences sous le boisseau. À terme, l’émergence de personnalités concurrentes telles que sa nièce Marion Maréchal-Le Pen ou même Florian Philippot ne pourrait-elle pas lui faire de l’ombre ?
Gare au malentendu : le FN n’est pas seulement un parti de militants ! C’est d’abord un parti d’électeurs dominé par une figure charismatique, dont la force de frappe passe par les médias et non les appareils. Dites-vous bien que le congrès va bien plus intéresser la presse que les électeurs du FN. Pour répondre à votre question, il serait intéressant de comparer les taux de notoriété. Qui l’opinion connaît-elle du FN en dehors de Marine Le Pen ? Peut-être Florian Philippot et Louis Aliot, Marion Maréchal, Bruno Gollnisch et Gilbert Collard. Toutes ces individualités comptent moins que l’étiquette frontiste et les thèmes mobilisés. Parmi eux, il faut compter avec la question de l’islamisme et sa force d’attraction. Aux régionales de 2010 en Lorraine, où le FN avait recueilli 14,87 % des voix, une liste soutenue par des groupements dissidents (Mouvement national républicain, Parti de la France, Nouvelle Droite populaire), et dont les quatre femmes têtes de listes départementales n’étaient pas connues du grand public, a recueilli 3 % des voix, avec comme seul mot d’ordre : « Stop aux minarets en Lorraine ! ». Au-delà des questions de personnes, un éventuel changement de nom et d’emblème du parti représente donc un enjeu crucial pour le FN de demain.[/access]
*Photo : Hannah.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !