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Marine et les ouvriers


photo : MONTESQUIEU-VOLVESTRE

Le carton que fait Marine Le Pen chez les ouvriers, d’après un récent sondage JDD – 36% d’opinions favorables[1. Quelle que soit la validité du chiffre, on peut difficilement nier la réalité de la tendance] −, révèle peut-être que beaucoup ont peur d’y finir, sous un carton. D’après un autre sondage commandé en 2009 par Emmaüs, 56% des Français craignaient de devenir SDF. Je ne sais pas pourquoi, mais il me semble, à moi, que ces deux chiffres ne sont pas sans rapport.

Il y a plusieurs façons de « ne plus sentir chez soi », selon l’expression de Claude Guéant qui semble penser qu’en tenant le langage de Marine Le Pen, il ramènera ses électeurs au bercail. Sans doute le ministre de l’Intérieur ignore-t-il que, pour la présidente du Front national, la séquence consistant à dresser les Français contre les immigrés, les immigrés contre les clandestins tout en roulant des biscoteaux face à des douaniers italiens, appartient déjà au passé.[access capability= »lire_inedits »] « Ne pas se sentir chez soi », pour un Français, cela peut signifier qu’il est, depuis le 1er mars, retombé sous la menace des expulsions locatives, ou bien qu’il héberge chez lui ses trois enfants chômeurs ou précaires avec leurs copines chômeuses ou précaires et qu’il va encore falloir faire des acrobaties budgétaires avec un budget inexistant.

Sarkozy peut s’offrir une tournée des popotes dans les Ardennes, là où il avait lancé, en 2006, un très papal « Je ne vous abandonnerai pas » aux ouvriers. L’ennui, c’est que, cinq ans plus tard, la région est toujours aussi sinistrée. Il peut essayer d’amuser la galerie avec une prime de 1000 euros dont personne ne verra la couleur et feindre de redécouvrir la règle des trois tiers − un pour les actionnaires, un pour l’investissement, un pour les travailleurs. Ça ne prend plus.

Marine Le Pen se trompe, cependant, quand elle affirme que Nicolas Sarkozy « revient sur les lieux du crime ». S’il prétendait inscrire son « parcours Potemkine » dans les traces de sa tournée 2006 placée sous l’enseigne du « Travailler plus pour gagner plus », le président a soigneusement évité la vallée de la Meuse. S’il était allé de Revin à Donchery, en passant par Bogny-sur-Meuse et Nouzonville, il aurait appris, par exemple, que l’équipementier automobile Delfy fermera en 2012, ou encore que le contribuable finance le plan social de l’usine Nexans à Fumay (par l’intermédiaire du Fonds stratégique d’investissement), mais aussi que l’augmentation qu’il avait promise aux ouvriers des Ateliers de Janves − 1200 euros en fin de carrière – n’a jamais atteint leurs fiches de paie. Il aurait aussi pu croiser un des anciens métallos de Lenoir et Mernier, à Bogny, tous licenciés en 2008, qui attendent le procès en correctionnelle de leur patron-fossoyeur.

Curieusement, des esprits aussi brillants que Claude Guéant, Père Joseph promu Mazarin, ou Patrick Buisson, Père Joseph demeuré Père Joseph, ne semblent pas comprendre la défiance d’un peuple qui avait massivement voté pour leur champion en 2007 et qui proclame aujourd’hui sa peur du chômage, voire de la « clochardisation ». C’est que l’ouvrier français sent confusément que ses conditions d’existence ne sont pas menacées par les minarets qui auraient fleuri dans les villes françaises désindustrialisées, ni par les camps sauvages de Roms, ni même par la délinquance, mais bien par la faillite de ce « Travailler plus pour gagner plus ».

Inutile de se raconter des histoires. Si ce sondage du JDD fait mal au sarkozysme, il fait aussi très mal à « l’autre gauche ». Quand les socialistes affichent encore des intentions de vote à deux chiffres chez les ouvriers, Mélenchon et le Front de gauche doivent se contenter de… 2%. Difficile, surtout dans le cas de Mélenchon, d’imputer cet échec à un boycottage médiatique. En revanche, il a sans doute à voir avec la disparition de ce qu’on appelait autrefois la « conscience de classe ». Certes, le terme fait un peu vieux jeu. Reste que, chez les possédants, cette conscience de classe n’a pas disparu. Le milliardaire Warren Buffet affirmait récemment – tout en le déplorant : « Il y a une guerre de classes et c’est la mienne qui est en train de la gagner. » Pour leur part, les sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot expliquent, dans Le Président des riches, les raisons pour lesquelles les « riches » ont une parfaite conscience de leurs intérêts et de la meilleure manière de les défendre. Aussi s’accommodent-ils assez aisément de la « marinisation » des classes populaires.

On m’autorisera à rappeler brièvement le distinguo établi par Marx entre appartenance de classe et conscience de classe. À l’évidence, les 36% d’ouvriers qui se sentiraient représentés par Marine Le Pen ont en commun le sentiment d’appartenir à une tribu en voie de disparition, déchiquetée par la mondialisation, condamnée à vivre plus mal que la génération précédente et, pire encore, mieux que ses enfants. Pour autant, leur défiance à l’égard du Front de gauche révèle, me semble-t-il, l’absence d’une conscience de classe qui les inciterait à s’organiser pour défendre leurs intérêts, autrement dit à jouer le jeu de la lutte des classes, qui est forcément une lutte pour le pouvoir. Ce qu’on appelle, au Front de Gauche, la « révolution par les urnes ».

Soyons réalistes : il faudra aller chercher avec les dents chacune des voix prolo égarées du côté de Marine Le Pen. Je suis convaincu qu’elle oubliera le peuple aussi vite que n’importe quel socialiste fin 1983 ou n’importe quel chiraquien en 1995. Mais comment leur en vouloir, aux ouvriers qui, comme le disait encore le vieux barbu de Trèves, « n’ont rien d’autre à perdre que leurs chaînes », de tenter encore leur chance ? Le travail d’une gauche conséquente est de leur montrer qu’ils risquent d’en retrouver d’autres, des chaînes, et de bien plus lourdes. Ce n’est pas gagné. Mais une étincelle peut mettre le feu à la plaine…[/access]

LE PRESIDENT DES RICHES

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Mai 2011 · N°35

Article extrait du Magazine Causeur



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