Apartheid inversé dans le monde des Lettres aux Pays-Bas? L’auteure à succès Marieke Lucas Reineveld renonce à traduire l’œuvre de la poétesse noire américaine Amanda Gorman.
Marieke Lucas Reineveld cède ainsi aux attaques formulées par une journaliste néerlandaise noire, originaire de l’ex-colonie de Suriname. Celle-ci affirmait dans un article du journal de gauche De Volkskrant qu’une personne blanche ne peut pas ressentir la détresse d’un peuple opprimé comme les Noirs américains. Et proposait une poignée d’artistes « afro-néerlandais » qui seraient selon elle mieux placés pour traduire des poèmes tels The Hill we Climb (trad: La Colline que nous gravissons), déclamé par Amanda Gorman lors de la cérémonie d’investiture du président Joe Biden.
Marieke Lucas Reineveld ne crut pas bon de se défendre contre ce racisme anti-Blanc à son égard. Au contraire, dans un tweet plein de compréhension pour celle qui l’avait ostracisée, elle courba l’échine. Elle y affirmait même comprendre « celles et ceux qui se sentent blessés par le choix de sa maison d’édition ». Le choix, donc, de lui faire traduire la poésie empreinte de la lutte des Noirs d’Amanda Gorman.
— Marieke Lucas Rijneveld (@MLRijneveld) February 26, 2021
La peur des critiques
L’éditeur néerlandais Meulenhoff se résigna de mauvais gré à la désertion de son auteure vedette. Tout en rappelant qu’Amanda Gorman avait elle-même approuvé le choix de la traductrice, après avoir lu un de ses livres en traduction anglaise. Détail qu’avait omis de mentionner la journaliste noire et jalouse. S’il persistait dans son choix, l’éditeur avait l’assurance que des « lecteurs en sensibilité » se pencheraient sur le travail de traduction, pour veiller à ce que la traductrice respecte le poétiquement correct. Peur d’offenser? On peut le supposer, son éditeur britannique avait déjà contraint Marieke Lucas Reineveld à supprimer une blague qu’elle fait dire à un enfant dans son livre: « Pourquoi Hitler s’est-il suicidé? Parce qu’il ne pouvait plus payer la note de gaz. »
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La repentance de la très médiatique Marieke Lucas Reineveld a mis en fureur des Néerlandais soucieux d’éviter la cancel culture en provenance des États-Unis, laquelle condamne les créateurs inconvenants ou les œuvres inappropriées, selon la définition de Michel Guerrin dans Le Monde. Selon eux, ce racisme « inversé » envers l’auteure fait partie d’une campagne agressive de Néerlandais issus de l’immigration, notamment originaires des ex-colonies comme le Suriname et les Antilles. Les immigrés originaires de l’Indonésie se sont en revanche construit une réputation positive et admirée, y compris dans le domaine des lettres. Les censeurs en herbe sont, bien sûr, loin de faire l’unanimité parmi les Néerlandais de couleur, mais des activistes bien établis dans le monde des arts et des médias dominent le débat.
Parmi eux s’est particulièrement distingué un rappeur qui veut fonder une chaîne de télévision Zwart (Noir). Antidote, selon lui, à l’ignorance des médias sur le multiculturalisme. Ledit rappeur jugea prudent de se retirer finalement du projet après avoir menacé un journaliste dont les questions lui déplurent, et dont il vola l’ordinateur. Des excuses timorées lui avaient peu avant épargné un procès pour incitation à la violence lors d’une manifestation contre le racisme.
Une traductrice débutante
De ce champ miné, Marieke Lucas Reineveld s’était jusqu’ici soigneusement tenue à distance. Elle doute encore, à 29 ans, si elle doit s’appeler fille ou garçon, mais ne donne pas l’impression que la question la taraude. Fille de paysans protestants stricts, elle abandonne la littérature et la poésie deux jours par semaine pour les consacrer aux besognes dans une ferme laitière. Elle s’habille de préférence dans des costards d’homme trop grands pour elle, et porte les cheveux blonds mi-longs genre sixties.
L’année dernière, la traduction en anglais de son premier roman obtint le prestigieux Booker International Prize. Le livre parut en français sous le titre Qui sème le vent. C’est selon son éditeur français Buchet/Chastel le « portrait sauvage et beau d’une enfance brutalement fleurie par le deuil ». Ses talents de traductrice étaient jusqu’ici restés un secret bien gardé, d’autant plus qu’elle avait confié l’année dernière que sa maîtrise de la langue de Shakespeare laissait à désirer. Pourquoi alors l’avoir invitée à traduire une partie de l’œuvre d’une poétesse américaine de renommée mondiale? Qui pratique de surcroit le genre ‘spoken word’ aux relents de rap et de hip-hop typiquement américains si difficiles à transposer dans une langue germanique. Un beau défi pour un traducteur chevronné, certes, mais est-ce que Marieke Lucas Reineveld aurait été à la hauteur? Il est permis d’en douter. Mystère… Pour tout dire, cet épisode fleurait bon le coup de com, sabordé par une journaliste tout ce qu’il y a de plus politiquement et racialement correcte…
Enfin, que dirait-on si un écrivain blanc néerlandais refusait qu’un traducteur noir se penche sur son œuvre, arguant que seul un batave pur sucre peut en saisir les subtilités?
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