Jacques de Bascher était « le diable fait homme avec une tête de Garbo », selon son mécène Karl Lagerfeld
La réédition en poche de cette biographie du dandy parisien Jacques de Bascher, que l’on doit à la journaliste de Libération Marie Ottavi, est l’occasion idéale de se replonger dans le monde si effervescent de la mode et du luxe à Paris, au cours des deux décennies 60 et 70. Ce fut une période ponctuée d’inoubliables fêtes, qui brillèrent de manière fastueuse, et dont les acteurs sortirent pour la plupart brisés par tant de frivolité effrénée. Jacques de Bascher fut l’un des rois de ces fêtes de la nuit, s’y jetant à corps perdu jusqu’à en mourir.
Un dandy fin de siècle
Personnage de dandy fin de siècle, né à Saïgon en 1951, Jacques de Bascher ressent très tôt la vocation mondaine. D’une beauté stupéfiante, très intelligent, mais aussi cultivant le vice et la débauche comme certains voyous flamboyants des livres de Genet, son destin singulier consista à faire prospérer ses propres « fleurs du mal » dans une époque de pleine liberté. La rencontre décisive fut celle de Karl Lagerfeld, au début des années 70, dans une boîte de nuit parisienne. « Leur complicité est immédiate, raconte Marie Ottavi. Karl Lagerfeld aime les personnalités hors norme et les gens qui ne lui ressemblent pas. » Lagerfeld dira de lui, par la suite : « Il était le Français le plus chic que j’aie connu. » Le couturier prend Jacques de Bascher sous son aile. Lagerfeld sera, à proprement parler, son mécène ‒ pas question en effet de faire de son protégé un vulgaire gigolo. Si ce n’est pas exactement de l’amour, du moins c’est une très grande amitié qui lia les deux hommes, une entente avant tout intellectuelle, et d’ailleurs tout à fait chaste. Lagerfeld financera l’existence de dandy de Bascher, lui permettant ainsi de la vivre sans aucune restriction. Le contrat tacite qui les unissait consistera exclusivement en l’exigence réciproque de la beauté. Bascher sera à ce titre un des inspirateurs principaux du génie créateur de Lagerfeld.
Une quête de la perfection dans le désœuvrement
Ce qui caractérisait avant tout Jacques de Bascher était son désœuvrement. Marie Ottavi rapporte ce commentaire de Lagerfeld, que je trouve très perspicace : « J’admirais sa désinvolture et son absence totale, presque cynique, de toute ambition carriériste. Il n’a jamais rien appris. » Il fallait juste, pour Bascher, que le moment qu’il vivait fût sublime, intense comme un bonheur unique. Marie Ottavi précise : « Capable de tout, il ne produit rien en dehors de lui-même. Il est dans le paraître qu’il peaufine jour après jour. Cette œuvre-là est sans fin. » Dans sa quête de la perfection, Bascher est influencé par certains livres, que Marie Ottavi nous cite ‒ sans peut-être, selon moi, assez insister sur l’importance centrale de la littérature pour Bascher (le court chapitre 21 du livre de Marie Ottavi s’intitule pourtant « Dandy de bibliothèque »). Proust et d’Annunzio sont présents, et aussi Oscar Wilde, ou encore les romans cultes Tonio Kröger de Thomas Mann et Là-bas de Huysmans. Liste non limitative.
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La célébration de la décadence extrême
Néanmoins, dans ce qui remplissait avant tout l’oisiveté de Jacques de Bascher, il y avait la nuit. Il était un noctambule d’exception. Marie Ottavi, pour évoquer cette java ininterrompue que fut sa jeunesse, retrace tous les lieux de fête qui existaient à l’époque (ils ont quasiment tous disparu, désormais). Bascher organisa lui-même certaines soirées, dont quelques-unes devaient rester dans toutes les mémoires. Ainsi, par exemple, celle qui se déroula à la Main bleue, le 24 octobre 1977, baptisée de manière énigmatique (et inquiétante) « Moratoire noir(e) ». Bascher y apporta toute son expérience, notamment celle qu’il avait acquise à l’occasion de ses fréquents voyages aux Etats-Unis, dans les boîtes new-yorkaises. Ce « Moratoire noir(e) », décrit en détail par Marie Ottavi, laissa un goût de cendre dans la bouche de nombre de participants. Karl Lagerfeld, allergique à la cohue, ne fit prudemment qu’y passer un instant très bref, se méfiant du potentiel de dépravation de son ami, qu’il ne sous-estimait pas. Bascher a du reste toujours revendiqué une sorte de décadence, et s’en est voulu le symbole extrême. Il dira, fort lucidement, dans une interview : « Décadent […], c’est une façon sublime de choir. C’est un très lent mouvement vers le bas qui est empreint d’une immense beauté. Ça peut être une façon de s’autodétruire d’une façon sublime et tragique. »
L’impossible rédemption
Les années passaient, et Jacques de Bascher se rendait bien compte que la vie qu’il menait, si inimitable fût-elle, n’aboutissait à rien. Il y avait un fonds catholique sincère, chez lui, aussi paradoxal que cela puisse sembler, sans parler de ses convictions monarchistes. La trentaine venue, il éprouvait l’impression de ne toujours pas se réaliser complètement, de rester dans l’immaturité. Marie Ottavi le note : « les largesses de Karl ont conservé Jacques sous cloche, dans un confort pernicieux ». Vers le début des années 80, dans la société, « le dilettantisme est passé de mode », remarque Marie Ottavi. Bascher, lorsqu’il était adolescent, voulait devenir écrivain. Il attendit trop et ne s’y mit jamais. On possède juste deux articles de lui, intitulés l’un et l’autre « Hommage à David Hockney », et parus en 1980 dans L’Officiel. Marie Ottavi les mentionne dans sa bibliographie, mais on aurait aimé les lire en annexe, pour se faire une idée du style de l’écrivain qu’il aurait pu être. Bascher avait en outre tourné un court métrage sur la mode, en 1977, « qui s’avère, nous dit Marie Ottavi, le premier fashion movie de l’histoire », et qui est dédié à la maison Fendi. Hélas, les rares velléités artistiques de Bascher s’arrêteront là. Sa vie ressemblait tellement à une fiction parfaite, qu’il a négligé d’en créer une seconde par l’imaginaire.
Ce livre de Marie Ottavi sur Jacques de Bascher est une mine de renseignements, en particulier sur sa mort précoce due au sida, en septembre 1989. On rêve volontiers à ce que d’autres plumes acérées auraient pu nous offrir à partir d’un destin si rempli d’originalité. L’écrivain Patrick Mauriès eût certainement ajouté, avec la concision brillante qu’on lui connaît, un portrait pittoresque à sa collection d’étranges caractères du temps passé. Le regretté Patrick Thevenon lui-même, s’il n’était mort (la même année que Bascher), en eût volontiers, lui aussi, tiré un dernier roman, désespéré et narquois. Bascher fut certes un dandy maniéré, extravagant, figé dans son élégance intrinsèque, une sorte d’« automate », comme l’écrivait Drieu la Rochelle d’un autre ange déchu, dans son Adieu à Gonzague. Mais le livre de Marie Ottavi, en insistant sur des aspects plus intimes du personnage, nous montre finalement que Jacques de Bascher valait mieux que la réputation scandaleuse que des jaloux lui ont faite.
Marie Ottavi, Jacques de Bascher, dandy de l’ombre. Éd. Plon, collection de poche « L’Abeille ».
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