Les chansons de Sophie, série d’été
1973, Carcassonne
Nous sommes en 1973, à Carcassonne. La préfecture de l’Aude, malgré sa situation tout au Sud et sa célèbre cité médiévale, est toujours grise. Comme n’importe quelle ville de province. Je fréquentais une école privée catholique que je détestais. Tout me semblait gris. Sauf mon mange-disques orange. Allongée sur mon lit, j’écoutais en boucle les mêmes chansons. Je le fais toujours à 50 ans passés. Les chansons ont toujours été ma consolation. Je suis un vrai Juke box, Radio Nostalgie à moi toute seule. Quand il fallait partir pour l’école, laisser mon mange-disque et mes 45 tours, déjà éparpillés – et souvent hors de leurs pochettes – était un déchirement.
Surtout, je devais quitter Marie Laforêt. « Viens viens, c’est une prière ». J’ai dû l’écouter cent fois cette année-là. Cette complainte, chantée avec cette voix au vibrato prêt à se briser, m’envoûtait. Je ne comprenais pas tout, mais je savais qu’il s’y passait des choses graves, dans ce texte. Des drames d’adultes auxquels j’étais déjà accoutumée. « Reviens pour ma mère, elle se meurt de toi. » Je n’avais que cinq ans, quand Eros et Thanatos ont fait irruption dans ma vie, à travers cette chanson. Avec douceur cependant. La douceur tragique qui émane de Marie Laforêt.
Je ne l’ai jamais oubliée, Marie Laforêt. Même au plus fort de mon adolescence punkoïde. D’ailleurs, je n’ai jamais oublié les idoles de mon enfance. Mon Panthéon à moi, c’est la variété française.
1990, Paris
Nous sommes à la toute fin des années 90. Je trouve un double CD de Marie Laforêt dans un bac d’une boutique de disques à Odéon. « Et une foule de souvenirs sont revenus à ma mémoire. »
Ce CD, je l’ai écouté en boucle. en dehors des tubes, de la neige sur yesterday, de mon amour mon ami, j’ai découvert des merveilles plus méconnues, des bijoux de chansons, qui finalement ne s’inscrivent dans aucun style. A part celui de Marie, de sa fêlure. « Manchester et Liverpool », le chagrin d’amour dans la grisaille et les briques rouges du Nord de l’Angleterre, sur une mélodie aux accents russes. Encore. Etrange mélange, du sur-mesure pour Marie. « Manchester est sous la pluie et Liverpool ne se retrouve plus, dans la brume d’aujourd’hui l’amour lui aussi s’est perdu. »
Cette chanson est pour moi une des plus belles au monde. Avec Dites Lui, qui dès la première écoute, m’a envoûtée, comme quand j’avais cinq ans et mon mange-disques orange. Une femme attend un homme, un orgue, une contrebasse, la voix de Marie. C’est tout. « Dites-lui qu’il neige et que les enfants courent au manège dans leurs manteaux blancs, dites-lui qu’il neige mais ne dites pas, que j’ai de la peine et que je l’attends. » Silence. Bien sûr, on se doit pour terminer d’évoquer la personnalité de Marie Laforêt, extraordinaire, peut-être un peu trop envahissante, à en occulter son talent. Elle a tourné avec Delon ? Ça l’a emmerdé. A la fin des années 70, la chanson commence à l’emmerder aussi, alors elle part en Suisse et devient commissaire-priseur. Elle râle tout le temps, comme une sorte d’anar de droite, mais à la fêlure béante ; on sent l’enfance qui l’a faite basculer dans une obscurité qu’elle essaiera toujours d’illuminer. Malgré tout, en 2005 elle fait un comeback, elle se produit aux Bouffes du Nord. J’étais au rendez-vous, elle y est évidemment magistrale, la boucle est pour moi bouclée. J’ai toujours cinq ans et mon mange-disques orange.
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