À qui doit-on le titre, « Ephémère, vénale et légère » ? À l’auteur, aux éditeurs, à des experts en marketing ? Un rien racoleur, il révèle un aspect de la personnalité de Marie L. Barret, mais en dissimule un autre, qui semble pourtant dominant. Dans son activité professionnelle aussi bien que dans le récit qu’elle en fait, Marie L. Barret (s’agit-il de son vrai nom ?) se montre aussi scrupuleuse et appliquée qu’imperturbable. Non pas qu’elle soit indifférente ou dénuée d’humour. Au contraire. Quand elle dépose des fleurs sur la tombe d’un prénommé Falco, l’un de ses anciens clients, une note d’affection sincère perce derrière les mots. Un indice parmi d’autres de sa sensibilité savamment maîtrisée à l’égard des hommes qui recourent à ses services. Ainsi, quand elle évoque Toni, qui « fait bien du sept préservatifs à l’heure » tout en exigeant un fond sonore adapté à son tempérament – Carmen de Bizet ou les Carmina Burana de Carl Orff –, c’est plutôt sur le mode de l’humour grivois. Autant le dire d’emblée : Marie L. Barret, putain de son état, possède de nombreux talents dont ceux de savoir bien raconter, de faire rire, d’analyser intelligemment son environnement et de fignoler des portraits incomparables.[access capability= »lire_inedits »]
Dépourvue de toute prétention, elle-même préfère parler de sa « compétence » : « J’ai un bon fonds de commerce. C’est une activité simple, rentable et plus calme que mon emploi précédent. J’aurais pu me reconvertir autrement, je ne l’ai pas fait par paresse ou facilité sans doute, mais aussi parce que j’ai exploité une compétence. La compétence de la pute ?! Oui, quelque chose du moins qui permet de garder une constance, un détachement affectueux, une disponibilité dosée, une faculté d’adaptation, en plus d’un bon cul et d’une capacité à tailler des pipes. » Il est vrai qu’avec ses diplômes universitaires, la connaissance de langues étrangères, une formation professionnelle en massage, Marie la Putain affiche le profil idéal d’une candidate prédestinée à réussir brillamment un « parcours de sortie de la prostitution » recommandé par les féministes paternalistes et par l’actuel gouvernement. Jugée préjudiciable aux femmes en particulier – qui constituent 85 % des personnes prostituées, selon un rapport publié récemment par l’association Le Nid –, la prostitution ne saurait en aucun cas être une activité choisie librement. Il suffirait pourtant que les experts en rédemption des femmes déchues consacrent une minute de leur temps précieux à surfer sur internet pour s’apercevoir que l’espace de la sexualité tarifée explose, impliquant désormais autant de femmes que d’hommes et de tous les milieux sociaux.
Certains y trouvent leur compte et finissent par s’installer durablement dans la profession, sans nécessairement ruiner leur vie affective, familiale ou sociale. Marie en parle avec une franchise déconcertante : « Je suis à chaque fois à ma place. Autant dans mon poing fermé dans l’anus d’un client que dans ma main refermée sur celle de mon petit dernier pour traverser la rue, autant dans mes doigts autour d’un sexe dressé qu’autour de la cuillère en bois qui tourne le mélange de légumes et d’herbes en train de mijoter. Cette réalité existe, je l’accompagne, elle me fait vivre. » Victime des proxénètes ? Des réseaux mafieux ? Des hommes ? Eh bien non. Victime in abstracto peut-être, dans la mesure où on s’obstine ici et là à envisager chaque rapport sexuel rémunéré comme une violence.
Marie reçoit chez elle, dans une maison au bout d’un chemin, entourée d’un jardin qu’elle cultive avec passion. Elle fixe ses horaires et ses tarifs, compris entre 70 euros pour « un massage simple » de trois quarts d’heure et 130 euros pour « la totale » d’une heure. Loin de la malmener, les hommes qui viennent la voir, dont plusieurs habitués, ne lésinent pas sur les cadeaux, que ce soit un panier d’œufs bio, un bouquet de fleurs ou un bijou, les invitations au restaurant qu’elle accepte et celles à partir en week-end qu’elle refuse, les petits services. Antonin s’était ainsi arrangé avec un ami gendarme chargé de contrôler les salons de massage, pour qu’il contourne le lieu de travail de Marie : « Mon pote a barré ton nom et il a noté : contrôlé. Ma biche, on a eu chaud ! ». C’est tout juste s’ils ne s’engagent pas dans une compétition ouverte en vue de décrocher une faveur à laquelle les concurrents n’auraient pas eu droit. Mariés ou divorcés, en couple ou veufs, pères de famille ou grands-pères, sportifs ou handicapés, timides ou entreprenants, intellos ou paysans, ces hommes seraient tous passibles d’une amende de 1500 euros si la proposition de la pénalisation des clients des prostituées, rejetée par le Sénat en deuxième lecture, faisait l’objet d’un nouveau vote à l’Assemblée. Avant de décider arbitrairement de sanctionner « l’achat d’acte sexuel » et de mettre en place des « stages de sensibilisation » susceptibles d’inculquer la bonne sexualité aux clients des prostituées, les députés feraient mieux de se pencher sur le répertoire de Marie La Putain. Elle y consigne les dates de ses rendez-vous mais aussi les lubies érotiques de ses visiteurs. Gilles, le fétichiste, affectionne les bodies noirs et le strass ; Pierre, l’esthète, aime causer peinture en s’abandonnant aux caresses ; maladroit, Paulin, éleveur de volailles, se montre toujours de bonne humeur ; Lucien, joyeux coquin de 85 ans, ne rêve que de passer toute la nuit aux côtés de Marie, sa dernière nuit avec une femme. Porterait-on un coup fatal au proxénétisme et à la traite des êtres humains en verbalisant Lucien ? Notre société deviendrait-elle moins violente et injuste, si on sanctionnait la prédilection d’Antonin pour la sodomie ?
Bien sûr, putain, ce n’est pas un métier comme un autre et Marie le sait. « Je ne peux pas ne pas écrire sur la difficulté – entière, récurrente, obsédante par moments – que j’ai à vivre de cette activité, et en même temps la certitude obscène et inébranlable d’être à ma place dans les bras de ces hommes-là », confie-t-elle. En occurrence, ce ne sont pas ses clients ni la nature de son travail qui l’exposent à la précarité. Ce qui la menace, c’est le non-statut professionnel auquel la condamne l’approche moralisatrice et hypocrite du législateur. Or le projet de loi n’entend pas s’attaquer à l’exploitation et à la vulnérabilité économique des prostituées – pas de syndicats, pas de retraite, pas de protection sociale, pas d’accès au logement. Quand, en août dernier, Amnesty International, après un vif débat interne, a décidé de publier un texte demandant aux Etats de ne plus criminaliser le travail du sexe, les Femen, Osez le féminisme ! et L’Amicale du Nid n’ont pas tardé à jeter leur sainte opprobre sur l’ONG. Depuis lors, la lutte contre le « système prostitutionnel », qui englobe dans l’optique totalitaire de certaines féministes tout rapport sexuel « acheté », qu’il soit consenti ou non, va bon train sans se soucier du réel. Certes, contraintes à la clandestinité, donc entièrement à la merci des clients, les prostituées colleraient mieux à l’image de victimes que des femmes hautement émancipées essaient de leurs renvoyer. À cinquante ans, Marie ne demande pas à être sauvée. « J’ai les mêmes clients depuis si longtemps : je vais vieillir avec eux. Nous fermerons le théâtre ensemble. »[/access]
Marie L. Barret, Ephémère, vénale et légère, Plein Jour, 2015.
*Photo : © MEPL/Rue des Archives.
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