La France s’est construit une réputation de championne des mariages mixtes à partir de très peu de données et beaucoup de commentaires peu informés. Les résultats d’enquêtes sont pourtant clairs : chez les enfants d’immigrés, l’endogamie religieuse est massive.
Les données fournies par l’état-civil sur la nationalité des conjoints ne permettent pas de mesurer la mixité culturelle ou religieuse des mariages, puisque ceux qui sont célébrés entre Français et étrangers comprennent des mariages entre personnes de même origine ou de même confession. L’état-civil ne dit rien non plus des nombreux mariages célébrés à l’étranger. En 2006, 60 % des Français dont le conjoint étranger était admis à résider en France étaient eux-mêmes d’origine étrangère.[access capability= »lire_inedits »] Ces entrées correspondaient soit à des mariages célébrés en France (46 % des mariages entre Français et étrangers enregistrés à l’état-civil), soit à des mariages célébrés à l’étranger (56 % des mariages retranscrits à l’état-civil)[1. Enquête sur les parcours de migrants réalisée par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES).].
Pour mesurer la mixité ethnique et religieuse, les enquêtes qui collectent les informations auprès des intéressés sur eux-mêmes et leurs conjoints sont donc davantage appropriées que celles tirées de l’état-civil. En 1992, l’enquête « Mobilité géographique et insertion sociale » (MGIS), que j’ai conduite pour l’INED avec le concours de l’INSEE, portait sur les immigrés et les enfants d’immigrés de quelque origine, sans mention de l’affiliation religieuse, en raison de négociations difficiles avec la CNIL. Parmi les personnes originaires de pays musulmans nées en France, seuls les 20-29 ans d’origine algérienne avaient été interrogés. Très peu de mariages avaient encore été conclus, compte tenu de leur âge, et les principaux résultats diffusés portaient donc sur les unions, y compris les unions libres : 26 % des filles et 45 % des garçons d’origine algérienne (deux parents immigrés) vivaient avec un conjoint « natif au carré »[2. Né en France de deux parents nés en France.] en 1992.
Malgré mes mises en garde de l’époque, ces résultats sur la mixité des unions ont été systématiquement interprétés comme portant sur les mariages. On en a aussi trop souvent déduit que cette mixité reflétait en gros celle de personnes d’origine étrangère musulmanes. Or aucune information sur leur appartenance religieuse n’était disponible. S’est ainsi répandue l’idée selon laquelle la mixité était loin d’être dérisoire chez les musulmans de France. On s’est notamment vanté de nos bons résultats par rapport à l’Allemagne, alors que les enfants de Turcs, en France comme en Allemagne, ne sont pas plus enclins à la mixité et vont très souvent se marier en Turquie.
Seize ans plus tard, l’INED et l’INSEE ont conduit une nouvelle enquête, appelée « Trajectoires et origines » (TEO), plus large et plus systématique, sur les immigrés âgés de 18 à 60 ans et les enfants d’immigrés âgés de 18 à 50 ans de toutes origines. L’origine et l’affiliation religieuse des enquêtés, de leur premier conjoint et de leur conjoint actuel, lorsqu’elles diffèrent, sont connues. Les échantillons sont plus larges, mais dispersés sur des tranches d’âges plus amples. L’enquête TEO permet donc d’avoir une idée précise de la manière dont se marient les musulmans, les catholiques et ceux qui ne professent aucune religion.
On se marie dans sa religion et les musulmans ne font pas exception. Ils pratiquent même une endogamie encore plus stricte que les catholiques puisque environ 90 % des musulmans enfants d’immigrés nés en France ou venus en France enfants ont célébré un premier mariage avec un conjoint de même confession, les hommes comme les femmes (contre 80 % en moyenne chez les catholiques). La théorie de l’assimilation voudrait que l’exogamie soit facilitée chez ceux qui ont eu un contact prolongé avec la société française. Ce n’est pas le cas, puisque les musulmans entrés comme adultes en France contractent un peu moins de mariages endogames que les enfants d’immigrés nés ou élevés en partie en France.
Une actualisation en 2008 des unions conclues par les enfants d’origine algérienne nés en France, et appartenant aux générations enquêtées en 1992, aboutit, seize ans plus tard, à une proportion d’unions mixtes voisine de 36 % pour les hommes comme pour les femmes.
L’endogamie religieuse est supérieure à l’endogamie ethnique parce que les parents immigrés musulmans n’ont pas toujours transmis leur religion à leurs enfants ou que ces derniers s’en sont détournés. Les enfants de musulmans sortis de la religion ne se marient donc pas comme musulmans. C’est la sécularisation qui facilite l’exogamie. Or celle-ci a reculé entre l’enquête MGIS de 1992 et l’enquête TEO de 2008 : les 20-29 ans ne sont plus que 14 % à se déclarer sans religion contre 30 % en 1992. La transmission de l’islam dans les familles d’au moins un parent musulman a été minoritaire parmi les enfants nés en 1958 1964 (43 %). Elle a doublé parmi ceux qui appartiennent aux générations 1985-1989. Il ne faut donc pas s’attendre à une progression de l’exogamie dans les populations originaires de pays musulmans mais, au contraire, à un recul. L’endogamie religieuse des musulmans est d’autant plus remarquable qu’ils sont encore très minoritaires (6,4 % de la population de la France en 2008, 8 % des 18-50 ans).
Les espoirs étaient en partie fondés sur l’observation, en 1992, d’une sécularisation non négligeable des populations d’origine algérienne dont on attendait qu’elle s’approfondisse, suivant en cela la tendance globale observée en France. Or, rien de tel ne s’est produit. La sécularisation croissante de la société française n’a pas été un facteur d’entraînement mais de raidissement. Résultat, le catholicisme est en chute libre alors que l’islam se transmet de mieux en mieux. C’est un fait, et l’on ne peut reprocher aux musulmans l’effondrement de la croyance dans la religion majoritaire. En revanche, ils ont parfaitement compris qu’une stricte endogamie était nécessaire pour que l’islam prospère en France, et plus largement en Europe. Reste à savoir comment le modèle assimilateur français pourrait encore fonctionner sans le secours des mariages mixtes, d’autant que ce modèle est passé de mode parmi les élites françaises qui lui préfèrent la valorisation de la diversité. Elles vont être servies.[/access]
*Photo : Iza & Audrey Love !
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