25 décembre 2050, un jour comme un autre maintenant que nous sommes débarrassés de nos vieilles idoles. Nous nous présentons, ma partenaire hétérosexuelle et moi, dans le hall de la Maison de toutes les communautés, l’ancienne mairie de notre commune rurbaine, car nous avons rendez-vous avec les psychologues du SCBI, le Service de Contrôle du Bonheur Infantile. Comme tous ceux qui veulent « épanouir un amour infantile », notre couple doit en effet subir cet examen obligatoire et obtenir l’Autorisation d’Amour Infantile nécessaire pour que nous puissions élever nous-mêmes l’enfant qui pourrait naître de nos relations sexuelles.
Cela fait maintenant cinq ans que loi LBI, la Loi du Bonheur Infantile, a été votée à l’unanimité par les deux chambres. Pas pour des raisons liées aux problèmes démographiques de notre planète, puisque la natalité européenne est toujours largement en-deçà du seuil de renouvellement des populations, mais pour qu’enfin l’égalité, cette égalité fallacieusement proclamée pendant des siècles aux frontons de nos édifices publics, triomphe enfin. On sait comment cette ultime et belle victoire a pu être remportée. Tout remonte aux années 2010, lorsque les couples homosexuels, transsexuels et asexuels ont été reconnus à part entière et qu’ils ont pu soit adopter librement soit louer les services d’un utérus disponible.
Très rapidement, les partisans de la modernité se sont inquiétés des discriminations qui pesaient encore sur eux comme sur les couples hétérosexuels stériles : avant chaque adoption ou gestation pour autrui, c’était le même contrôle de la part de psychologues, ou de psychiatres. À tout moment, ces derniers pouvaient interrompre ces procédures, au nom de l’intérêt des enfants que l’on cherchait à protéger de situations difficiles.
Pour autant, dans le même moment, les couples hétérosexuels, à l’issue de copulations banales, et parfois même par hasard, enfantaient librement. Il était évident que la société devait apporter la même protection à tous, et depuis 2045 c’est chose faite. On se souvient des larmes de joie de Najat Vallaud-Belkhacem et de Caroline Fourest, redressées sur leurs déambulateurs dans les tribunes de l’Assemblée lors du vote final. Pour appliquer pleinement le texte, le Ministère des cellules sociales s’est alors doté de cette indispensable structure qu’est le Service de Contrôle du Bonheur Infantile.
Avant de rencontrer les psychologues, les « volontaires de l’amour infantile » regardent un film qui leur rappelle ce qu’est un enfant : un être dont la liberté est le bien le plus précieux et aussi le plus fragile. Se succèdent sur l’écran ceux qui ont compris que l’État seul pouvait protéger cette liberté, des grands penseurs de la Révolution à certains humanistes incompris du XXe siècle. En conclusion, on entend l’un des plus grands philosophes du XXIe siècle, Vincent Peillon, expliquer qu’il s’agit d’arracher l’enfant, « à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel ».
Nous entrons ensuite dans le bureau des trois psychologues qui vont collégialement nous examiner et nous interroger. On nous fixe, comme le prévoit le protocole, les électrodes du détecteur de mensonges qui ajoutera à l’acuité du jugement de ces professionnels la neutralité absolue de la machine. Nous devrons alors répondre pendant une heure à des questions qui se succèdent rapidement de manière à ne pas briser la spontanéité de nos réponses.
« Pensez-vous qu’un couple hétérosexuel soit différent d’un couple transsexuel ? ».« Selon vous, l’amour d’une mère a-t-il quelque chose de spécifique ? ». « Envisageriez-vous, alors que l’école commence à 12 mois, de garder votre enfant chez vous ? ». « Voyez-vous encore vos parents ? ». « Est-ce important pour vous ? ». « Pourriez-vous citer les noms de vos quatre grands-parents ? ». « Avez-vous des cousins par le sang ? ». « La socialisation de l’enfant peut-elle se faire sous la tutelle familiale ? ». « Qui est garant de la liberté de l’enfant ? ». À chaque réponse les psychologues cochent des cases et les aiguilles du détecteur de mensonge griffent le papier. « Avez-vous des amis à qui l’on a refusé une Autorisation d’Amour Infantile ? ». « Cela vous semble-t-il justifié ? ». « Si vous veniez à décéder tous les deux, souhaiteriez-vous avoir déterminé avant les futurs adoptants de votre enfant ? ». « Qui devrait sinon en décider ? ». « Pourquoi ? ».
C’était épuisant, mais nous avions l’impression, ma partenaire hétérosexuelle et moi, d’avoir répondu pour le mieux. Je lui demandais son accord pour prendre temporairement sa main, ce qu’elle accepta, et nous fîmes face à la seconde partie de l’entretien. Les questions portaient cette fois sur notre vie passée grâce aux éléments recueillis dans le cadre de l’enquête préalable organisée par le SCBI. Connexions Internet des cinq dernières années, SMS envoyés durant la même période, participation aux réseaux sociaux, tout passe au crible de logiciels chargés de repérer des mots clefs comme « père », « mère », « autorité », « transmission » ou « famille ». L’absence de participation sur les réseaux sociaux est bien évidemment tout autant sanctionnée que la participation, fût-elle temporaire, à un groupe qui aurait à un moment remis en cause, même de manière incidente, les progrès sociétaux.
Nous en étions arrivés là, ma partenaire hétérosexuelle et moi, et une fois expliqué ce qui relevait d’erreurs de frappe, nous attendions l’accord final. Mais c’est ici qu’est arrivé le drame. Les psychologues qui nous faisaient face ont alors sorti de vieilles revues (en papier !) d’un carton trouvé dans notre cave lors de la visite domiciliaire obligatoire – qui suppose, entre autres, le contrôle de la future chambre destinée à accueillir l’enfant, qui ne doit contenir aucun jouet ou aucune décoration « genrés », et être de couleur neutre.
« Comment pouvez-vous justifier la possession de ces vieux numéros de l’heureusement défunte revue Causeur ? » nous demanda l’un d’entre eux.
Évoquer les mauvais penchants de mon père était évidemment insuffisant.
C’est alors que nous sûmes que nous n’aurions jamais notre Autorisation.
*Photo : goatling.
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