La droite a bien tort de se plaindre de la loi Taubira : en re-sacralisant le mariage et en refusant la moindre concession à la complexité, la gauche a fini d’enterrer Mai 68.
Rions un peu. La droite proteste, geint et s’indigne. Et pourtant, même si elle est trop bête pour s’en apercevoir, elle triomphe. Mieux, elle se voit réconciliée dans une loi qui réunit sous un même toit ses deux composantes si chères à René (« mon Rémond », comme dirait l’autre). Le « mariage pour tous » réalise en effet l’exploit de combler simultanément les deux aspirations contradictoires du peuple de droite : le retour à l’ordre moral d’un côté, le libéralisme triomphant de l’autre. Le Tir aux pigeons (« Pas si mal, ce Le Pen ! ») et le Racing Club de France (« Pas très cool, ce Le Pen… ») font, pour une fois, front commun : le mur du Bois de Boulogne, qui séparait nos deux droites, est tombé. À l’instant où la dame à Raymond se rêve chez Keith et Anita[1. Chez Keith et Anita et Mon Raymond sont deux chansons du dernier album de Carla Bruni qui rendent respectivement hommage respectivement à Keith Richards/Anita Pallenberg et à son mari.], ce sont Nicolas et Yvonne (de Gaulle) qui, dans une uchronie parallèle, se tendent, sinon un joint, du moins la main.
Cela doit lui faire bien plaisir, à notre bonne vieille droite des familles, ce retour au bercail de ses enfants perdus. On s’était tant moqué de ce refus de la Générale de recevoir des divorcés à sa table qu’on pensait que le mariage bourgeois était une cause à jamais perdue. Notre vieux Sud à nous, en quelque sorte. Qui aurait parié que c’est de ces invertis, dont chaque famille versaillaise planquait un exemplaire dans un placard, que viendrait le salut ?[access capability= »lire_inedits »] Ou mieux encore − le mot sonne si bien − la Restauration. Elles avaient toutes leur bon juif, elles ignoraient qu’elles avaient leurs milliers de bons pédés. Ils ont bonne mine, les Zemmour, les Lévy (voir phrase précédente) ! Il est où, votre « 68 » censé gouverner, aujourd’hui encore, les corps et les âmes ? Votre « 68 », on n’en veut plus ! On veut se marier. On veut faire reconnaître notre amour (un bien joli mot) par la société (un mot redevenu joli). Serre les fesses, Jean Genet : Vallaud-Belkacem et Escada (qui, avec ses charmants amis de Civitas, se sont juste gourés de manif) sont dans la rue.
On aurait pu s’arrêter là. Non, tradition ET modernité, disait le dépliant de la loi. « On veut tout ! », comme disait aussi une pub Lesieur (décidément, ce texte est placé sous les meilleurs patronages). On veut le maire et les chiards.
Simone Veil, avec l’appui du quelque peu gauchiste Giscard, avait apporté aux femmes la libération (Arrière, la bête immonde !) : faire des enfants sans en avoir. Hollande, ce frère de Sarkozy déguisé en fils de Pompidou, apporte à tous les mariés de son An 1 la libéralisation : avoir des enfants sans en faire. Plus virtuel – donc moderne, forcément moderne − tu meurs ! À côté, les options sur le marché des matières premières à la Bourse de Chicago (on joue sur des trucs qui n’existent pas), c’est du Jacques Rueff[2. Jacques Rueff : économiste adoubé par de Gaulle en 1958, qui le nomma président d’un comité d’experts.]. Et pourquoi les enfants ? Parce qu’on en a envie. Parce qu’on le désire. Parce qu’on veut en avoir. Et c’est bien. Parce que le désir, c’est toujours bien. Parce qu’avoir, c’est toujours bien. Parce qu’on les aime. Et que l’amour, c’est toujours bien.
Une envie d’avoir qu’on peut satisfaire : c’est pas du Sarko dans le texte, ça ? Et le Pierre Lévy-Soussan[3. Pierre Lévy-Soussan : médecin psychiatre et psychanalyste opposé au volet du « mariage pour tous » concernant l’adoption par des couples de même sexe.] qui nous emmerde avec son principe de précaution sur les enfants adoptés qui auraient besoin, pour se construire, d’une « fiction crédible de filiation », c’est pas du Surmoi dont on n’a rien à fiche ? C’est pas « trop intello », comme l’a si courageusement fait remarquer Caroline Fourest sur le plateau d’Yves Calvi ? Qu’est-ce qu’il vient nous enquiquiner avec son « principe de précaution », l’autre cérébral ? Un homme, on avait déjà du mal à l’empêcher, alors deux hommes ou deux femmes, autant laisser tomber[4. « Un homme, ça s’empêche », Albert Camus, Le Premier Homme.]. Après tout, dans un marché libre et concurrentiel, il n’est pas normal que seul de vieux chanteurs alcooliques puissent satisfaire leur envie de pouponner.
Pour finir dans un élan d’espoir, il ne faudrait pas que nos hérétiques à nous se sentent exclus de cette réconciliation des droites apportée par la gauche en cadeau d’arrivée au pouvoir (un grand mot, peut-être) plein de délicatesse. Je veux nommer la très turbulente galaxie dieudonienne aperçue sur le Net et parfois chez Taddei. Je vous le dit, mes amis : si vous avez aimé le « complot judéo-maçonnique », vous aimerez le « mariage pour tous ». Réfléchissez : l’amour plus fort que la loi, si ce n’est pas une pierre envoyé dans le jardin des sionistes (on se comprend, mes chéris), la revanche du Nouveau sur l’Ancien Testament, qu’est-ce que c’est ? Deux papas, deux mamans, si c’est pas un kick (on se comprend vraiment, là, je crois) balancé dans la tronche de nos rationalistes à tablier, ça ressemble à quoi ?
Pleurons un peu. Après avoir envoyé du bois, il est temps de se poser. Je suis en fait moins gêné par le « mariage pour tous » que par la manière dont il a été défendu ou promu. J’ai grandi à une époque où la droite niait la complexité du monde. Être de gauche, c’était alors, dans le sillage d’un Roland Barthes, remettre en cause ce que le camp au pouvoir présentait comme « naturel ». Nous pensions que ce « naturel », ces « évidences » dont on nous abreuvait n’étaient que des constructions idéologiques qui visaient à nous masquer le réel en le simplifiant. Être de gauche, c’était être ce casse-couilles qui osait dire que c’était peut-être « plus compliqué que ça », que ce n’était peut-être « pas si évident que ça ». Que ça n’allait peut-être pas de soi.
Le basculement de la gauche vers ce qui, jadis, était la droite, pas tant au niveau des idées que de la manière de les présenter ou plus exactement de les brandir, je le ressens dans cette sacralisation des pulsions. S’il y a du « J’ai envie de me marier avec mon copain, j’aimerais avoir des enfants », on prend et on soutient parce qu’il y a de l’envie et qu’il y a, sincèrement, de l’amour. Et l’amour, on est d’accord, c’est un truc tellement naturel que ça ne se discute pas, que ça ne se contre pas. C’est cet acquiescement automatique à la force de l’évidence qui rapproche cette gauche d’aujourd’hui d’une droite que nous avons tant aimé détester. Un Pierre Lévy-Soussan qui distingue éducation et filiation est présenté comme un coupeur de cheveux en quatre à l’heure où l’amour, et l’amour seul, doit faire la loi. Un Pierre Lévy-Soussan qui déconstruit le mythe de l’adoption heureuse est renvoyé à la figure d’un Cassandre qui viendrait nous empêcher d’aimer en rond. Qui voudrait mettre de la pensée là où l’on nous somme d’adhérer.
« All you need is love », chantaient les Beatles. Eh bien, désolé de casser l’ambiance, mais ça ne suffit pas. Remplacer l’ordre par l’amour ne fait pas une pensée. Cela ne fait que remplacer une non-pensée par une autre non-pensée. Et puisque le marché fait la loi, I don’t buy it.[/access]
*Photo : Soleil.
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