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Mariage gay, Mali, Django : le journal d’Alain Finkielkraut


Mariage gay, Mali, Django : le journal d’Alain Finkielkraut

Alain Finkielkraut mariage gay

Elisabeth Lévy. À quelques jours de la « Manif pour tous » du 13 janvier, vous en appeliez, dans Le Figaro, à la bonne tenue du débat et demandiez que l’on cesse d’employer à tort et à travers les termes qui se terminent en « phobe ». On ne peut pas dire que vous ayez été entendu, tout opposant étant suspect d’homophobie. Mais, pour commencer, vous sentez-vous concerné par ce projet ? 
Alain Finkielkraut. Je me sens concerné, et comment pourrait-il en être autrement ? Il en va vraiment de notre idée de l’homme, de l’homme et de la femme, de la nature, et du modèle anthropologique que nous voulons maintenir ou infléchir. Je citerai pour commencer Isaac Bashevis Singer, ou, plus précisément, l’un des personnages les plus attachants de son roman Shosha, le docteur  Seitelzohn, érudit et brillant causeur : « L’homme n’a d’imagination ni dans son optimisme, ni dans son pessimisme. » Reportons-nous vingt ans en arrière : la morale hédoniste battait son plein, l’idéal ascétique était laminé, nul n’entendait céder sur son désir ; la pédophilie exceptée, toutes les sexualités avaient pignon sur rue. Pour autant, personne, même les défenseurs de la cause homosexuelle, n’aurait imaginé alors que nous nous apprêterions en 2013 à instaurer le mariage entre personnes du même sexe. Reste à savoir si c’est l’optimisme qui a été pris en défaut par plus beau que ses rêves ou si c’est le pessimisme qui a été battu par plus noir et plus grotesque que ses prédictions.
Mon for intérieur est occupé par une discussion très vive entre l’optimiste et le pessimiste. Le premier me rappelle que, si je me suis marié, ce n’est pas tant pour m’inscrire dans la succession des générations que pour publier mon amour, pour l’exhiber, pour l’officialiser par une fête, un rite, une cérémonie, pour lui confier l’aura et la solennité d’un serment éternel. Au nom de quoi refuserais-je cette publication de l’amour aux couples homosexuels ?
Cependant, le pessimisme pointe le bout de son nez. Je suis assez gay-friendly pour me souvenir du charme exercé par la revendication homosexuelle d’un mode de vie alternatif, affranchi du modèle familial. Et si je l’avais oublié, Renaud Camus, dans ce même journal, m’aurait rafraîchi la mémoire. « Non, vraiment, c’est trop la honte pour l’homosexualité, cette histoire, et surtout pour l’amour des hommes. Abaisser  » tout ce triomphe inouï « , comme on dit dans Parallèlement[1. Parallèlement est un recueil de poèmes de Verlaine publié en 1889.], à une imitation kitsch de l’hétérosexualité, ramasser ses restes, en somme, au moment où elle les oublie dans son assiette, ah non ! Entre nous, c’est encore un coup de l’égalité qui, décidément, n’en ratera pas une. C’est comme si les géants voulaient être jockeys, au prétexte qu’ »il y a pas de raison ». Vous voyez Verlaine et Rimbaud devant M. Raoult, vous ? Whitman convolant en justes noces avec un de ses camerados ? Rien que d’y penser, on tournerait straight, sans vouloir vous désobliger.».
L’humour de cette charge ne doit pas nous dissimuler son enjeu. Ce qu’elle démontre, c’est qu’à force d’égalité et de non-discrimination, le divers décroît, l’empire du même s’étend : « Tous pareils ! ». On invoquait le droit à la différence au nom de la démocratie, et nous voici démocratiquement prêts à plonger dans l’indifférenciation.[access capability= »lire_inedits »]
Mais le pessimiste en moi n’a pas terminé sa lettre de doléances. Ce que réclament les partisans du « mariage pour tous », c’est le droit à l’adoption et, dans la foulée, la procréation médicalement assistée pour les couples de lesbiennes. Et dans un second temps, non-discrimination oblige, la gestation pour autrui afin de permettre l’accès des homosexuels à la parenté. Ainsi certains enfants auront-ils pour l’état civil deux pères – l’on dira bien entendu, deux « papas » –, ou deux mères, et l’on dira deux « mamans ». C’est vertigineux. Même si rien n’est naturel, et que tout ce que nous sommes, pensons ou faisons témoigne d’une culture, c’est-à-dire d’une compréhension du monde historiquement advenue, même si je suis tout prêt à admettre que l’on peut être heureux dans l’homoparentalité, et que nombre de familles hétérosexuelles sont des paniers de crabes, quelque chose en moi se révolte contre cette éviction de l’altérité dans la filiation.
À cela, il faut ajouter l’émergence corrélative de ce monstre de la volonté : le droit à l’enfant. Et je pense qu’une place particulière doit être faite à un discours que Robert Badinter a prononcé, le 18 mars 1985, devant le Conseil de l’Europe : « La Convention européenne de sauvegarde consacre le droit de toute personne à la vie. Ce droit protège l’être humain contre autrui, contre les agressions de tous ordres qui pourraient l’atteindre dans sa vie. Ce droit ne définit-il pas aussi un pouvoir reconnu à chaque personne ? Le droit à la vie pourrait bien impliquer le droit de tout être humain de donner la vie, la liberté de choisir les moyens par lesquels il pourrait donner la vie. » Ainsi, ce qui était l’aspiration ou l’œuvre d’un homme et d’une femme devient soudain un droit individuel. Dès lors, toutes les combinaisons sont possibles et il n’y a plus, en guise de principe de réalité, que les diverses options qui s’offrent à la réalisation du désir.
Pour bien faire comprendre l’enjeu de ce déchaînement techno-individualiste, je voudrais citer Hannah Arendt. À la fin des Origines du totalitarisme, elle tente d’éclairer la formule du XVIIIe siècle selon laquelle l’homme a atteint sa majorité : « Si cette formule a un sens, ce sens ne peut être que celui-ci. L’homme est le seul créateur possible de ses propres lois, et le seul artisan possible de sa propre histoire (…) Le premier résultat désastreux de l’accès de l’homme à la majorité est que l’homme moderne a fini par en vouloir à tout ce qui est donné, même sa propre existence. Dans ce ressentiment fondamental, il refuse de percevoir rime ou raison dans le monde donné. Toutes les lois simplement données à lui suscitent son ressentiment. Il proclame ouvertement que tout est permis et croit souterrainement que tout est possible ». Contrairement à ce que prétendent les partisans de la réforme, ce n’est pas l’homophobie qui inspire la résistance ou la réticence au mariage homosexuel, c’est le refus de voir la vie livrée au ressentiment, c’est la volonté que la volonté ne soit pas omnipotente et qu’il y ait encore du donné dans le monde et sur la terre. Le donné, c’est la part non choisie de l’existence. Je suis ce que je suis, un homme ou une femme. C’est une différence fondamentale – et je rejoins ici les conclusions de Gilles Bernheim – qui me rappelle que je ne suis pas autosuffisant et, donc, que si je désire un enfant, je dois en passer par l’autre pour donner forme à mon désir. « Moi, je ne veux pas me coltiner un père pour être mère », a dit une lesbienne militante citée par Sylviane Agacinski. Faut-il vraiment mettre la technique et le droit au service de ce fantasme ?
Mi-décembre, dans un courrier adressé à 8300 établissements, Éric De Labarre, le secrétaire général de l’enseignement catholique, faisait part de son opposition au projet du gouvernement et invitait les directeurs à « prendre des initiatives pour permettre à chacun l’exercice d’une liberté éclairée ». Vincent Peillon a répliqué en appelant les recteurs à « la plus grande vigilance » et a déclaré : « Il ne faut pas importer dans l’école des débats qui doivent avoir lieu dans la société. » Alors, l’école doit-elle débattre de tout ?  
Je relaierais volontiers l’appel du ministre s’il disait, avec le philosophe Alain : « L’école est un lieu admirable, j’aime que les bruits extérieurs n’y entrent point. » Or, il y a beau temps que les bruits extérieurs entrent à l’école. En 1999, Alain Viala, qui était chargé de la réforme de l’enseignement du français, déclarait : « Donner de l’autonomie dans le débat d’opinion, c’est notre mission dans un lycée démocratique. » Et on mesure, en lisant cette phrase, la pauvreté de l’imagination démocratique quand on compare une telle feuille de route à ce que Léo Strauss pouvait encore écrire de l’éducation libérale : « L’éducation libérale est libération de la vulgarité. Les Grecs avaient un mot merveilleux pour  » vulgarité  » : ils la nommaient  apeirokalia, manque d’expérience des belles choses. L’éducation libérale nous donne l’expérience des belles choses. ».« L’expérience des belles choses » : aucun ministre n’oserait s’exprimer en ces termes…
Le talk-show a détrôné la culture, le débat d’opinion a supplanté l’expérience des belles choses. Il tend à devenir la forme a priori de tout enseignement puisque ce que veulent les élèves, c’est interagir. C’est le grand tournant communicationnel de l’école. Avec le progrès du sentiment d’égalité, ce n’est pas l’homme qui s’efface « comme à la limite de la mer un visage de sable », selon la célèbre formule de Michel Foucault, c’est le maître ! Et avec lui, tous les avatars de la figure paternelle. Ainsi la fameuse loi Jospin de 1989 a-t-elle consacré dans son article 10 la liberté d’expression des élèves : à eux de l’exercer et aux enseignants de s’adapter.
Mais alors, si tout est débat chez les jeunes et même les très jeunes, pourquoi refuser le débat sur le mariage homosexuel ? Parce que cette question n’est pas une question mais une solution ! Comme l’a dit Najat Vallaud-Belkacem dans un collège du Loiret, c’est une extension des droits, c’est une avancée, c’est un progrès de l’égalité.
En conséquence, les opposants à ce projet ne sont pas des adversaires légitimes. Archaïques, rétrogrades, homophobes : ils entravent le mouvement démocratique des choses. Ils ont beau rappeler leur attachement à la liberté des homosexuels, proposer une nouvelle forme d’union civile, ils sont, quoi qu’ils disent, abreuvés d’insultes, tournés en dérision, dépeints comme les rejetons exsangues d’une vieille France endogame et grotesque et cela, jour après jour sur Canal Plus. Il n’est qu’à lire, aussi, un éditorial du directeur de Libération, Nicolas Demorand, pour voir de quel mépris les opposants au mariage homosexuel sont l’objet :  « (…) des psys qui pérorent de manière fumeuse sur un sujet dont ils devraient au moins savoir qu’ils ne savent rien, (…) des religieux qui ressortent les vieux dogmes et s’étonnent qu’ils n’intéressent plus personne ; des politiques qui sentent la bonne affaire, (…) des publicistes, professionnels de la hargne. » Et pour clore la discussion : « (…) la discrimination au nom de l’orientation sexuelle enfreint la loi républicaine et européenne (…). ».
Ceux qui s’inquiètent de voir l’homme retourner sa liberté contre sa condition en décidant que les enfants peuvent naître de deux hommes ou de deux femmes, ce ne sont pas des interlocuteurs, ce sont, si je suis le raisonnement de Demorand, des délinquants.
Camus disait : « Le démocrate est modeste, il avoue une certaine part d’ignorance, il reconnaît qu’il a besoin de consulter les autres, de compléter ce qu’il sait par ce qu’ils savent. » Mais précisément, ce n’est pas la modestie qui étouffe les inconditionnels du « mariage pour tous », ils font même preuve d’une féroce arrogance car pour eux, la démocratie ne relève pas de la politique mais de l’histoire. C’est un processus. C’est le triomphe progressif de l’égalité. Tous les détracteurs qu’ils rencontrent sur leur chemin de gloire sont des scandales vivants et doivent être traités comme tels. Tel est le paradoxe de notre temps : il ne jure que par le débat mais, ayant transféré la démocratie de la politique à l’histoire, il réduit le débat à un affrontement entre le passé et le futur, entre les forces de la nuit et la promesse du matin. Les néo-démocrates n’opposent pas des arguments à d’autres arguments, ils rappellent aux tarés du vieux monde que nous sommes au XXIe siècle. Une France regarde l’autre de haut et lui dit qu’elle n’en a plus pour longtemps.  
Vincent Peillon en appelle à la neutralité de l’école, parce que pour lui, il n’y a pas de débat ! Et il va plus loin : « Le gouvernement s’est engagé à s’appuyer sur la jeunesse pour changer les mentalités, notamment par le biais d’une éducation au respect de la diversité des orientations sexuelles », écrit-il aux recteurs : cette phrase donne la chair de poule. Dans la lettre même où il dénonce l’instrumentalisation du débat, le ministre fait de la jeunesse l’instrument du « changement des mentalités », c’est-à-dire, si les mots ont un sens, de la construction de l’homme nouveau, comme si le XXe siècle n’avait pas eu lieu. Mao lançait les bandes adolescentes à l’assaut des « quatre vieilleries » : les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles coutumes et les vieilles habitudes.
Et voici qu’en France, le ministre de l’Éducation nationale érige les jeunes en « gardes roses » de la « théorie du genre » et de la modernisation des mœurs. Au nom de l’égalité disparaît la figure du maître, mais c’est bien une forme de despotisme qui s’installe quand, pour arriver à ses fins, un gouvernement s’appuie sans vergogne sur les enfants.
Un mot encore sur l’attitude des députés vis-à-vis des représentants des grandes religions, traités avec une suffisance et un mépris militant totalement hors de propos. Ni le rabbin Bernheim, ni le pape Benoît XVI ne parlent pour leur chapelle. Ils s’interrogent sur le devenir de l’humanité. Ils nous disent : « Tout n’est pas possible. » Ce qui m’a frappé dans le texte du rabbin Bernheim, c’est ce qu’il dit de la conception biblique de la différence des sexes : « Ce qui s’exprime dans la différence des sexes, c’est une double finitude. Je ne suis pas tout, je ne suis même pas tout l’humain. Je ne sais pas tout sur l’humain : l’autre sexe me demeure toujours partiellement inconnaissable. » Et aujourd’hui, chacun veut pouvoir être ce qu’il veut, quand il veut ce qu’il veut, et passer à son gré d’une identité à l’autre. Forclusion de la finitude et occultation de la réalité. Les religions ne nous disent pas qu’il faut revenir à Dieu, ce qu’elles nous disent, c’est : « Ne vous prenez pas vous-même pour des dieux ! ». Et il est regrettable qu’elles soient presque les seules à le dire aujourd’hui.
Le 11 janvier, François Hollande annonçait le début de l’opération « Serval » au Nord-Mali, avec l’objectif affiché de lutter contre les terroristes. Quelques semaines plus tard, il se rendait à Tombouctou libérée. Si l’opinion a soutenu l’engagement des troupes françaises, certains y ont vu le retour de la Françafrique. Valéry Giscard d’Estaing a parlé de « néo-colonialisme » et Dominique de Villepin, de « néo-conservatisme ».
Ces accusations sont totalement à côté de la plaque. La France d’aujourd’hui est à l’image des autres pays européens, résolument post-hitlérienne et post-coloniale, on pourrait presque dire post-historique ! Comme le dit Robert Kagan : « L’Europe repose sur un miracle, la réconciliation franco- allemande. Le loup allemand s’est couché près de l’agneau français. » L’Europe, c’est précisément la prévalence du marché et du droit sur le rapport de force et sur la politique de puissance. Donc la transmission du miracle européen au reste du monde est devenue notre nouvelle mission civilisatrice et la France y est aussi attachée que les autres pays européens.
Après tout, pourquoi pas la post-Histoire ? Je n’ai pas une affection particulière pour l’Histoire. Seulement, parfois, elle vous tire par la manche et se rappelle à vous. Cela m’évoque un dialogue entre Julien Freund et Jean Hyppolite, philosophe français qui a beaucoup contribué à la lecture de Hegel. Freund à Hyppolite : comme tous les pacifistes, vous croyez que c’est vous qui désignez l’ennemi, et que si vous ne voulez pas d’ennemi, vous n’en avez pas. Or c’est l’ennemi qui vous désigne. Trotsky disait : « Peut-être ne vous intéressezvous pas à la guerre, mais elle s’intéresse à vous. » La guerre s’intéresse à la France. La France répond et elle ne pouvait rien faire d’autre que répondre.
Reste à savoir qui sont nos ennemis. S’ils se battent quasi exclusivement avec les armes du terrorisme, par exemple en utilisant les civils comme boucliers humains, on ne peut pas cependant se contenter de cette appellation. Car ils pratiquent le djihad et défendent la cause de la charia. Le Conseil français du culte musulman s’est félicité de ce que la France n’utilise pas le terme d’« islamistes ». On aimerait qu’il s’en prenne à la chose plutôt qu’au mot.
Une grande partie des combattants et de leurs armes venant de la défunte armée de Kadhafi, on entend dire qu’il n’aurait pas fallu intervenir en Libye. Je crois au contraire qu’on ne pouvait pas faire autrement car un bain de sang menaçait Benghazi. Mais cela doit nous amener à réfléchir.
Nicolas Sarkozy répétait volontiers qu’il « aime faire ». Ce disant, il oubliait la distinction capitale que les Grecs faisaient entre poiésis, la fabrication, et praxis, l’action. En vertu de cette distinction, oubliée par les modernes et remise en circulation par Hannah Arendt, le fabricant est maître de son œuvre. Celui qui agit dans le milieu de la pluralité humaine ne l’est pas. Il ne construit pas une œuvre, il déclenche des processus incalculables et imprévisibles. Dès lors, les choses le surprendront toujours, mais il n’empêche : il doit essayer d’anticiper, de voir plus loin, d’inscrire son action dans la durée. Or, le président Sarkozy étant à l’image d’un monde où tout n’est qu’instant, il ne voulait pas tant « faire » que faire des coups, et il passait à autre chose. Pendant ce temps, les armes libyennes, elles, passaient au Mali.
Depuis sa sortie, le 23 janvier, Django Unchained, le dernier film de Quentin Tarantino, caracole en tête du box-office. Surtout, il fait l’unanimité de la critique qui parle de « chef d’œuvre » et le présente comme un grand film sur l’esclavage.
Si on voulait tenir les archives du désastre, il faudrait faire une grande place à ce film et plus encore à sa réception enthousiaste. J’y suis allé avec l’espoir de passer un bon moment car, si je ne considère pas Tarantino comme un immense cinéaste, j’ai aimé Pulp Fiction et Jackie Brown, en particulier la manière très originale qu’il a de combiner une action très violente et des dialogues qui n’en finissent pas et qui sont souvent très drôles.
Je me suis trompé et j’ai payé cette très lourde erreur par deux heures quarante d’oscillation entre l’ennui, la révolte et le dégoût. Ce western ne traite pas de l’esclavage. Baignant dans l’anachronisme, il maltraite tout ce qu’il touche, c’est-à-dire qu’il le malaxe, il le triture, il le manipule, en toute immodestie historique. Il en fait exactement ce qu’il veut. D’ailleurs, c’est le critique fasciné des Inrocks qui le dit : « Tarantino inocule dans l’Amérique esclavagiste un corps d’homme noir façonné par les codes du hip-hop : pas seulement affranchi mais conquérant et dominateur. »
Un héros invincible, une sorte de Schwarzenegger de couleur et de gauche, part à la recherche de sa femme captive d’un planteur sadique, pervers, ignorant, totalement dégénéré. Le Sud esclavagiste n’est pas une civilisation, même pécheresse, même corrompue : c’est un univers concentrationnaire. Les esclaves ne portent pas, mais c’est tout comme, un pyjama rayé. Le sudisme est un nazisme, le nazisme un stalinisme et toutes les victimes de l’Histoire reçoivent, en guise de compensation, un western-spaghetti célébré par la redoutable alliance des snobs et des cons ! Cette alliance est une très mauvaise nouvelle pour la culture, pour la vérité, et pour la transmission de l’une et de l’autre.
Après avoir vu ce film fanatiquement sommaire, j’ai pensé à ce qu’écrit Kundera sur les détenus de Theresienstadt, ce camp dont les nazis avaient fait une vitrine pour les « nigauds de la Croix-Rouge ». Les juifs qui vivaient dans l’antichambre de la mort ont utilisé la liberté précaire et abusée qui était la leur pour mener une vie intellectuelle et artistique extraordinairement foisonnante. Kundera écrit : « Une soif de culture s’est emparée de la communauté thérésienne. » Que représentait l’art pour eux ? « La façon de tenir pleinement déployé l’éventail des sentiments et des réflexions afin que la vie ne fût pas réduite à la seule dimension de l’horreur », écrit Kundera.
Sous les applaudissements de la critique, Tarantino prend prétexte de l’horreur pour refermer l’éventail. Il se croit chargé de la vengeance des peuples comme l’historien, selon Chateaubriand. Il offre une espèce de rédemption cinématographique et fantasmatique aux esclaves après l’avoir, dit-il, offerte aux juifs dans son précédent film. En réalité, il fait du nazisme une espèce de signifiant baladeur. Il y a eu les nazis-nazis, il y avait eu les nazis-esclavagistes et il y aura d’autres nazis demain. La caricature défigure l’Histoire, tue l’émotion et insulte l’intelligence. Tarantino nous montre ce que c’est d’avoir 12 ans au siècle des jeux vidéo et il nous invite à les avoir avec lui. Il faut voir ce film comme un cartoon, me dit-on. Eh bien justement, trop de cartoons, cela fait des cerveaux en carton. On me dit aussi que Tarantino n’est pas dupe et qu’il faut prendre ses films au second degré. Eh bien, je ne suis pas dupe de cet argument. Le second degré de Tarantino n’est que l’alibi de son infantilisme. Comme adulte, je m’inquiète de cette régression. Et comme juif aussi. L’Histoire n’est pas un terrain de jeu. Alors j’ai envie de dire à Tarantino : « Va jouer ailleurs ! » Et j’ai aussi envie de dire au public d’aller voir d’autres films.[/access]

Février 2013 . N°56

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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