Si les mots ont encore un sens, un père est autre chose qu’un « papa », une mère autre chose qu’une « maman ». D’ailleurs, je crois qu’un « papa », ça n’existe pas. Il y a « papa », je veux dire mon papa à moi, celui qui m’a appris le « Notre Père », que j’appelais « papa » quand je m’adressais à lui, à ma mère ou à mes sœurs. Mais il était « mon père » quand j’en parlais au reste de l’humanité. Et le reste de l’humanité, aussi, avait un père et une mère. « Un » papa, on n’avait jamais vu ça, et « une » maman non plus. Deux papas, deux mamans, un papa, une maman, tout cela ce sont des inventions, comme le « petit papa Noël ». Ce qui est inquiétant, c’est qu’avec les manifs et les contre-manifs pour tous, les papas et les mamans, on ne voit plus que ça dans la France contemporaine. Diogène de Sinope reviendrait-il parmi nous, muni de son antique lanterne, qu’il chercherait en vain un père ou une mère parmi les foules de papas et de mamans. Avoir un père et une mère, on savait à peu près ce que c’était. Pour un gamin, c’était autorité contre soin, affection et éducation. Un deal généralement équitable quoiqu’imposé sans négociation préalable à l’une des deux parties (et parfois même aux deux).
Mais avoir un papa ou une maman, qu’est-ce que c’est ? Un papa ou une maman, ce sont des gens cools, mignons et sympas chacun dans leur genre (même si on a tendance parfois à les confondre, puisqu’ils sont censés faire exactement la même chose à la maison et ailleurs), à qui l’on fait de gros bisous quand ils rentrent du boulot pour nous dire bonne nuit. Je n’ai rien contre les gros bisous, notez bien, c’est seulement qu’il n’y a pas que ça dans la vie.
Avançons ici une hypothèse. La mutation des pères en papas et des mères en mamans ne serait que la traduction sémantique d’une mutation en profondeur de la famille, dont le « mariage pour tous » constituerait moins les prémices que l’achèvement.[access capability= »lire_inedits »]
Dès le début du XXe siècle, aux États-Unis et en Europe, une « conception thérapeutique de l’Etat » amenait peu à peu les travailleurs sociaux et les enseignants à se substituer à la famille, et particulièrement à la famille ouvrière. Dans le meilleur des cas, les parents eux-mêmes devaient être éduqués à leur rôle de parents. Même les attitudes les plus naturelles, tel l’amour maternel, étaient parfois considérées par la « science » de l’époque comme nuisibles au développement des enfants et avantageusement remplaçables par l’éducation collective dès le plus jeune âge.
Dans les années 1970, Christopher Lasch pouvait donc observer que l’institution familiale, vidée de sa substance par l’omniprésence des institutions modernes qui lui contestaient le monopole de l’éducation, avait cédé la place à la « nouvelle famille », lieu voué à l’« affection » et où l’on abandonne « l’éducation aux écoles, l’enseignement religieux à l’Église, la protection à l’État et la subsistance matérielle à l’industrie ou à l’État ». Le « transfert des fonctions » (selon les termes de ses promoteurs) de la famille vers les institutions étatiques ne visait pas, bien sûr, à priver systématiquement les parents de leurs responsabilités légales, mais à les destituer de leur autorité symbolique, non seulement dans la société, mais vis-à-vis des enfants eux-mêmes.
En moins d’un siècle, les conceptions délirantes des professionnels de la santé se sont imposées à la société tout entière. C’est ainsi que les crèches, d’abord conçues pour pallier les défaillances supposées des familles des milieux populaires, sont devenues un droit pour tous. Et il n’est pas jusqu’au plus favorisé des ménages parisiens qui ne réclame à cor et à cri le droit de déléguer à la collectivité l’éducation de ses enfants. Le triomphe de l’usage des expressions « papa » et « maman » dans la bouche des adultes témoigne de leur incapacité à occuper pleinement leur place de père ou de mère qui devrait être la leur et, au fond, de leur refus de quitter l’enfance.
Au bout de ce chemin, le « mariage d’amour », révocable à souhait grâce au droit au divorce sans entrave consacré par des lois récentes a triomphé de l’institution du mariage. Le mariage homosexuel ne fait que couronner l’édifice.
En réalité, il n’y a pas, entre partisans et adversaires du mariage homosexuel, une fracture sociétale qu’il s’agirait de réduire : c’est la société tout entière ou presque qui s’est ralliée à la nouvelle conception de la vie familiale. Les « papas » et les « mamans » s’aiment et aiment leurs enfants, tout en déléguant sans états d’âme leur éducation à l’État. Ce genre de parents, dont j’ai bien peur de faire partie, prolifèrent jusque dans les rangs des manifestants les plus prétendument traditionalistes. Mais si tout relève de l’État, qu’importent les papas et les mamans, leur « genre » et leur nombre. Ce qui compte, c’est la compétence des professionnels. Cela explique d’ailleurs que la transmission au sein de la famille soit considérée seulement sous l’angle des inégalités sociales qu’elle génère. L’action de la société dans son ensemble doit absolument limiter et contrecarrer l’influence sur les enfants de cette famille sans substance, considérée comme une simple « communauté de souffrants ». C’est ainsi que l’on peut aussi comprendre l’émergence dans ce débat d’un omniprésent « droit des enfants » contre leurs parents, et ce dans les deux camps.
Les opposants au mariage homosexuel ont fait du « droit de l’enfant » contre le « droit à l’enfant » leur cheval de bataille. Mais dans l’autre camp, aussi, on sait opposer les enfants aux parents. Beaucoup de défenseurs du texte manifestent un ressentiment de plus en plus évident à l’égard des hétéros qui peuvent, malgré toutes les tares dont on aime dresser la liste, se reproduire sans avoir à en demander l’autorisation à qui que ce soit, la nature ayant encore une fois mal fait les choses en permettant à eux seuls d’avoir des enfants grâce à un acte qui est aussi une source de plaisir. Il s’agit d’une entorse indéniable au sacro-saint principe d’égalité, sur laquelle l’incontournable Najat Vallaud-Belkacem aura sans doute bientôt à se pencher d’une façon ou d’une autre. C’est ainsi que cet impossible débat entre le passé et l’avenir souligne de façon prémonitoire les risques jusqu’alors trop ignorés de la libre reproduction hétérosexuelle.
Lorsque la « famille hétéroparentale traditionnelle » est accusée d’être archaïque et pathogène, taxée d’incompétence chronique, et même rendue responsable de l’hitlérisme par une des boursouflures para-artistiques françaises les mieux en cour[1. Il s’agit de Jean-Michel Ribes.] , tout cela sous les vivats et les lazzis des partisans du mariage homosexuel, et avec l’approbation implicite du pouvoir, faut-il craindre l’instauration d’une « autorisation administrative de reproduction » qui permettrait de mettre hétéros et homos dans la même situation face au droit à l’enfant ? Dans un contexte aussi ahurissant, qui donnera encore cher de la vieille peau toute ridée de l’antique famille traditionnelle, composée d’un père, d’une mère, et de quelques enfants naturellement conçus ? Ni papa, ni maman, ni la bonne, ni moi.[/access]
*Photo : Elendol.
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