Peut-être y aura-t-il un jour des enfants de synthèse comme il existe des diamants de synthèse. Des créatures chimiques, des sortes de super-baigneurs mini-Frankenstein, qui non seulement fermeront les yeux et diront « papamaman » (ou « P1-P2 »), non seulement pleureront et feront pipi, mais grandiront, parleront, iront à l’école…
Mais en attendant, si vous descendez vers le soubassement anthropologique de ces familles « construites » que la future loi sur le mariage homosexuel entend promouvoir, vous retrouvez nécessairement la complémentarité sexuelle entre l’homme et la femme. Pour l’instant, les homosexuels sont encore assujettis à cette loi primordiale de la reproduction sexuée, inscrite dans la nature, et pas seulement dans l’espèce humaine. L’effacement programmé d’une réalité universelle au profit d’une construction volontaire, culturelle et sociale, élaborée par et pour quelques-uns, concerne toute l’humanité, et pas seulement les homosexuels, pas seulement les politiciens, pas seulement les idéologues. Le tort du mariage, à leurs yeux, est d’institutionnaliser, c’est-à-dire de rendre visible et lisible socialement, un donné scientifique fondateur qui induit diverses visions du monde. En dehors de toute interprétation, à l’origine de la vie humaine, il y a un homme et une femme. C’est un fait biologique. On peut le diluer et l’occulter sous toutes sortes de commentaires, on ne peut pas le supprimer. Pas encore ?[access capability= »lire_inedits »]
Ce fait ténu mais têtu a du prix. Il nous relie au monde, organiquement. Or, toute notre société, dans tous les domaines, tend à promouvoir la technique, ce que les hommes peuvent fabriquer. Est-ce vraiment ce que nous voulons, librement, ce rétrécissement du cosmos à l’étroit domaine des fabrications humaines, qu’elles soient matérielles ou intellectuelles ? Se cantonner à ses propres constructions, n’est-ce pas se priver follement de la part immense de l’univers qui ne vient pas de nous, qui ne nous appartient pas plus que l’air que nous respirons, le sol sous nos pas, la roche profonde, la mer mystérieuse, le ciel qui nous enveloppe d’infini, tout ce qui nous est donné et nous dépasse ?
Souhaitons-nous vraiment inscrire dans nos lois que seuls les produits humains finis, dûment labellisés « culture et société » ont droit de cité ? Sommes-nous sûrs de vouloir bannir la réalité que nous n’avons pas fabriquée ? Deux grands continents de l’esprit, la science et l’art, sont tributaires de cette réalité. Dans l’un comme dans l’autre, avant toute opération intellectuelle, il y a l’ouverture des sens et de l’esprit au monde vivant, il y a cet « étonnement » initial devant ce qui est, hors de nous, sans nous. Formuler des hypothèses et des théories est un processus second, et que toute science vérifie en les ajustant au réel. Créer des formes artistiques s’apparente à un mouvement organique : l’artiste n’est pas celui qui possède une technique, un savoir-faire, mais celui qui est relié au mystère de l’existence. « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que dans toute votre philosophie », dit Hamlet.
Quand nous pourrons dire qu’il y a plus de produits fabriqués et maîtrisés par l’ingéniosité humaine que « de choses dans le ciel et sur la terre », quand nous habiterons une grande surface qui nous proposera de la vie en kit, quelle sera notre victoire ? Le triomphe de la volonté et de l’intelligence pratique, qui pourront se promener au milieu des artefacts, les pouces dans les revers du veston comme des bourgeois satisfaits : tout cela, nous l’avons décidé et fait ? Quel sera notre horizon ? Un magasin qui contiendra l’univers entier en logiciels, manipulable, contrôlable et réparable selon nos besoins ?
Certains optimistes pensent peut-être que régner sur un magasin de jouets est chose inoffensive et douce, propice à l’amour. Il faut plutôt craindre de flatter l’instinct de possession et de domination, qui n’est certes pas la meilleure part de l’homme. Le sentiment de faire partie d’un univers plus vaste et plus profond que nous ne produit pas seulement ce bel étonnement qui engendre la science et l’art, mais une racine de sagesse qui a nourri de silence et de songe la fine fleur des civilisations de toute la Terre. C’est lui qui enfante la vie attentive, la contemplation désintéressée, l’humilité qui nous rattache à l’humus natal, la saveur du gratuit et de l’inutile, la fraternité de hasard des passagers du monde.
Pour un instant encore, un fragile cordon ombilical nous relie à l’univers nourricier qui nous porte. Au cœur de nos sociétés de plus en plus techniciennes, le mariage est ce qui garde notre lien organique avec le monde, ce qui célèbre et protège l’origine charnelle des petits d’homme, ce qui prend acte de la loi biologique universelle, reconnue et actualisée chaque fois consciemment par l’amour d’un homme et d’une femme.
Sommes-nous sûrs de vouloir briser ce lien naturel obscur et vivant en y introduisant la technique ? Sommes-nous sûrs que la technique servira l’amour et la justice ? Déjà Günther Anders nous a avertis de « l’obsolescence de l’homme », devenu inférieur à ses propres productions, justement parce qu’il est naturel, et n’a pas la perfection à laquelle atteignent ses artefacts. Dans cet univers technique, « ce qui n’est pas exploitable n’est pas ». « Notre époque démontre clairement que tout, absolument tout, peut – en fonction du contexte économique – être condamné à une telle non-valeur et devenir ainsi un résidu à éliminer : des hommes aussi bien que des déchets radioactifs ». Alors, la part inexploitable de l’univers ou bien s’efface de la conscience, ou bien devient un surplus scandaleux, « un amas de matériaux que rien ne peut justifier ». Et Anders cite en exemple la Voie lactée.
Sommes-nous sûrs de vouloir renoncer à notre imperfection naturelle, et à la Voie lactée ? Être plus grand que la vie, quelle tristesse ! Être plus petit que la technique, quel danger ![/access]
*Photo : Mikka Skaffar.
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