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Marguerite Duras, recherche Suzanna, désespérément

La femme dans la littérature (5/7)


Marguerite Duras, recherche Suzanna, désespérément
Marguerite Duras en 1967 © OZKOK/SIPA Numéro de reportage: 00168781_000004

Dans l’œuvre théâtrale de Duras, les didascalies – les notes donnant des indications sur le comportement, l’humeur… des personnages – sont d’une importance plus que cruciale.


Marguerite Duras a employé le roman, mais aussi le théâtre et le cinéma, pour construire des personnages féminins souvent inoubliables. Leurs noms ont donné très souvent les titres mêmes de ces œuvres, comme si l’histoire de chacune de ces héroïnes représentait, plus qu’un simple mélodrame, une tragédie mythique digne de se graver dans les mémoires.

Un film de Benoît Jacquot en 2020

Il en va ainsi de sa pièce Suzanna Andler, qui date de 1968 et fut représentée à Paris l’année suivante. Duras en tira une adaptation au cinéma en 1976, intitulé Baxter, Véra Baxter, changeant le nom de l’héroïne. À son tour, ce film redevint un livre, en 1980, Véra Baxter ou les Plages de l’Atlantique. Néanmoins, le texte originel existait toujours, et le cinéaste Benoît Jacquot s’en est emparé en 2020 pour livrer sa version filmée, avec Charlotte Gainsbourg dans le rôle principal. C’est Duras elle-même, à en croire Benoît Jacquot, qui l’avait chargé de tourner ce film d’après son texte initial, comme si elle accordait désormais à Suzanna Andler une importance retrouvée.

L’action de la pièce se déroule dans une maison en attente d’être louée, à Saint-Tropez. Suzanna Andler a rendez-vous avec un agent immobilier, chargé de la lui faire visiter. Elle compte passer là l’été avec son amant, Michel Cayre. Suzanna et Michel sont les deux personnages-clés, que nous verrons longuement dialoguer dans cet espace clos, presque vide, non aménagé, le mari de Suzanna, Jean Andler restant hors champ et n’intervenant, à un moment crucial, qu’au téléphone avec sa femme. Il sait que Suzanna a un amant, elle le lui a avoué, alors que lui, de son côté, collectionne les conquêtes.

Le moment crucial d’une vie

Malgré tout, Jean et elle sont restés très attachés l’un à l’autre. Suzanna, avec lui, se sent protégée. Elle est véritablement sous son emprise, mais c’est ce qu’elle veut. Elle essaie de se confier à lui, de ne pas mentir. Elle sent qu’elle se trouve à un moment décisif de sa vie, difficile à appréhender. Le dialogue en porte la trace émouvante :

JEAN : Suzanna.

SUZANNA : Oui. Je suis là.

JEAN, prononce son nom : Suzanna, Suzanna.

SUZANNA : Oui. (Temps, silence.) Je crois que je vais rentrer à Paris.

JEAN, avec retard : Fais ce que tu veux.

Silence. Pas de réponse.

JEAN, douceur de cauchemar : Tu n’es pas heureuse peut-être ?

SUZANNA, claire, nette : J’ai envie de me tuer.

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On aura remarqué les didascalies très précises, presque romanesques. L’échange téléphonique entre Suzanna et son mari s’interrompt par l’arrivée de l’amant dans la maison à louer. Il est un peu plus jeune que Suzanna, et moins installé socialement dans la vie que Jean. Dans un entretien sur France Culture, diffusé en 1970, Duras devait déclarer de ce personnage, un peu sévèrement : « un amant de fortune comme ça un amant de rencontre, qui est un petit gars qui se dit de gauche, mais qui est en fait une sorte d’ouvriériste retardataire, un penseur bon marché ». Michel Cayre connaît un peu Jean, et une rivalité s’est instaurée entre eux, par l’intermédiaire de Suzanna. Quand Michel lui demande : « Qu’est-ce qu’il a que je n’ai pas ? », Suzanna lui répond sans hésitation : « Il est riche. »

Des contradictions inextricables

La position de Suzanna n’est pas confortable. Elle est prise dans des contradictions qui lui semblent inextricables et qui la rendent encore plus désespérée et solitaire. Tout passe par le verbe, dans l’immobilité de l’action. Les deux amants ont par conséquent recours presque systématiquement au mensonge, tant la vérité leur semble impudique ou inaccessible, sauf à de rares instants de grâce. Vers la fin, lorsqu’ils se disent leur amour, une didascalie vient tempérer ces beaux sentiments : « Toute comédie mais non le mensonge est morte chez elle et chez Michel Cayre. » Suzanna exprime ainsi le trouble obscur qu’elle ressent : « Peut-être que nous nous aimons pour cet amour où personne ne s’aime ? »

La trame toute simple de Suzanna Andler pourrait être celle d’une pièce de boulevard, mais Duras lui donne une envergure beaucoup plus complexe, grâce à son génie littéraire. Elle y met à vif les impatiences des êtres, leurs failles intimes, leurs peurs. Duras n’a pas écrit ici un texte féministe (au sens woke du terme), mais plutôt une approche existentielle de la féminité. Avec une magnifique évidence, elle est arrivée à rendre sensible le navrant destin d’une femme peut-être perdue, « terrée dans son malheur adultère », comme le précisait une autre didascalie. Suzanna Andler souffre de tromper son mari, et aussi d’être trompée par lui : la fidélité, aurait-elle pu dire en conclusion, voilà le salut…

Marguerite Duras, Suzanna Andler. Avant-propos de Benoît Jacquot. Préface de Jean-Cléder. Texte établi et annoté par Sylvie Loignon. Éd. Gallimard, collection « Folio théâtre », 2020.

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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