« Entre 1961 et 1975, quelque chose d’essentiel a changé : il y a eu un génocide. On a détruit culturellement une population. » Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes
« Toutes les villes ont un cœur, disait Sacha Guitry, et ce qu’on appelle le cœur d’une ville, c’est l’endroit où son sang afflue, où sa vie se manifeste intensément, où sa fièvre se déclare, sorte de carrefour où toutes ses artères paraissent aboutir. Mais le cœur de Paris a ceci de particulier, c’est que chacun le place où il l’entend. Chacun a son Paris dans Paris. » (Mémoires d’un tricheur). Le mien réside dans ses 80 marchés, qui sont ce que notre capitale offre aujourd’hui de plus vivant, de plus gai, de plus authentique et de plus énergique ! Dès que le cafard pointe le bout de son nez, je n’ai qu’à me précipiter au marché, celui de Bastille, des Batignolles, du boulevard Auguste-Blanqui, du boulevard Raspail, de la place d’Aligre ou du Président-Wilson, pour aussitôt ressentir un délicieux sentiment de bien-être au milieu de la foule trottinante, l’œil aux aguets sur les bouquets de mimosas, les turbots aux ouïes violacées étendus sur de la glace pilée et les miches laiteuses de la fromagère…
Pour mesurer à quel point tous ces marchés constituent un trésor unique, promenez-vous à Londres : quelle misère !
Comme Notre-Dame, l’Opéra Garnier, le musée du Louvre, le Crazy Horse et la Tour d’Argent, les marchés, dont la plupart furent créés sous l’Ancien Régime et la Révolution, font partie du patrimoine historique de Paris. Quelques-uns sortent du lot, comme celui des Enfants-Rouges, fondé en 1615 dans le Marais, et qui, pour cette raison, passe pour être le plus vieux de France. Ouvert six jours sur sept, le marché d’Aligre est unique en son genre, car il en regroupe trois en un : le découvert (dédié aux fruits, aux fleurs et aux légumes), les puces et les fripes (organisées en métiers depuis Louis XIV) et le marché couvert (inauguré en 1781 sous le nom de marché Beauvau). Les touristes du monde entier viennent à Aligre pour photographier sa graineterie, la dernière de Paris, qui est une vraie photo de Cartier-Bresson avec ses arrosoirs, ses plantes, ses oiseaux et ses bocaux emplis de bonbons d’autrefois. Derrière l’Hôtel de Ville, place Baudoyer, vous trouverez le seul marché ouvert l’après-midi (de plus en plus misérable à vrai dire avec ses deux étals). En bas des Champs-Élysées, le marché aux timbres fut immortalisé par Stanley Donen dans Charade (1963), avec Audrey Hepburn et Cary Grant. Et n’oublions pas les marchés aux fleurs de la place des Ternes et de la place de la Madeleine, ni le marché aux oiseaux de l’île de la Cité, constitué de pavillons d’époque 1900. Il arrive aussi aux marchés de mourir de leur belle mort, comme ceux aux vêtements de la Halle Saint-Pierre à Montmartre, ou du Carreau du Temple, dans le Marais, tous deux transformés en « espaces culturels ».
Pour mesurer à quel point tous ces marchés constituent un trésor unique, promenez-vous à Londres : quelle misère ! Mis à part l’immense Borough Market, une merveille qui date de 1851 (ce que seraient devenus nos Halles Baltard, construites à la même époque, si on ne les avait pas détruites), la plupart des marchés londoniens frappent par leur inauthenticité car on n’y rencontre quasiment aucun petit producteur. Ils racontent ainsi en creux l’histoire économique du pays depuis le xviiie siècle, avec ses millions de petits fermiers britanniques expropriés et chassés de leurs terres au profit des grands propriétaires. L’agriculture paysanne, aux abords de Londres, a ainsi été rayée de la carte, alors que l’on comptait encore, il y a peu, 150 maraîchers rien que sur la commune de Nanterre.
Aller au marché, à Paris, ça n’est pas seulement faire ses courses, c’est aller à la rencontre de l’Autre : le paysan aux mains pleines de terre, l’éleveur de volailles, le boucher aux joues[access capability= »lire_inedits »] rouges, l’apiculteur, l’ostréiculteur, l’affineur de fromages, le cordonnier, le fleuriste… C’est tailler une bavette, échanger, plaisanter. Parfois, on devient copains. Parfois, on s’engueule. En faisant la queue, les clients eux-mêmes s’observent, des bribes de dialogues s’amorcent (« vous la cuisinez comment, vous, la lotte ? »), on ne se connaît pas mais on partage un destin commun, le temps d’un marché. Le flirt même n’est pas impossible. Je me souviens ainsi d’une file d’attente devant mon fromager préféré, le Bourguignon Philippe Grégoire, à Raspail. Alors que je m’extasiais sur ses somptueuses tommes de chèvre, la dame mûre et élégante qui me précédait me fit un clin d’œil : « Vous en voulez une ? Je vous l’offre. Philippe, vous donnerez une tomme à ce jeune homme qui me paraît affamé. À bientôt, beau brun…» Difficile de vivre la même scène à Auchan ou à Carrefour, le samedi après-midi, alors que les gens se croisent sans se regarder !
« Dans chaque marché, il y a deux ou trois “locomotives”, des commerçants réputés pour lesquels les gens sont prêts à traverser tout Paris »
Vestiges archéologiques d’un Paris populaire disparu, les marchés sont devenus des réserves d’Indiens. « Dites-moi, c’était comment Paris quand il y avait encore un peuple ? » En interrogeant ainsi les « anciens » qui ont connu le Paris « d’avant » (avant le génocide), celui de Prévert, de Doisneau, d’Hemingway, de Simenon, Sautet et Sempé, on se sent dans la peau du journaliste qui, dans Little Big Man, interviewe le dernier survivant de la bataille de Little Big Horn, un homme de 121 ans (joué par Dustin Hoffman), seul capable de dire comment vivaient vraiment les Cheyennes avant d’être assassinés et parqués dans des réserves. Donnons donc la parole à quelques-uns de ces peaux-rouges…
Le maraîcher Joël Thiébault fut l’une des grandes figures des marchés parisiens au cours de ces quarante dernières années. Chefs étoilés, stars du show-biz, étudiants, jeunes, vieux, retraités, ouvriers… toutes les classes sociales ont traversé Paris des années durant pour ses légumes de pleine terre au goût éclatant, cultivés sans nitrates, à Carrières-sur-Seine, et mûris sans stress, à « vitesse normale et naturelle ». Mais Joël Thiébault n’a pas attendu la mode du légume bio pour prospérer ! L’homme descend en effet d’une très ancienne dynastie de maraîchers : « En 1871, mes ancêtres se rendaient déjà à cheval au marché du cours de la Reine créé par Thiers, après la Commune, le long de la Seine. » Il se souvient des contre-allées de l’avenue Kléber (qui relie la place de l’Étoile au Trocadéro), encore labourées à cheval dans les années 1960. Lui a commencé à vendre ses propres légumes en 1976, à 16 ans, sur le marché du Président-Wilson, avec l’aide de son père. « Il y avait alors beaucoup plus de commerçants et de petits métiers qu’aujourd’hui. On ne jetait pas ses vêtements, on allait à la mercerie pour les faire réparer… Ici, dans le XVIe arrondissement, les dames venaient encore faire leurs courses avec leurs domestiques, leurs cuisinières notamment, qui seules avaient autorité à décider ce qu’il fallait acheter car la cuisine était leur chasse gardée ! » Marcel Proust raconte bien cet orgueil de la cuisinière de ses parents, Françoise, qui refusait que quiconque vînt lui donner des ordres dans sa cuisine…
Pour Joël Thiébault, on ne va plus au marché de la même façon : « Autrefois, on faisait les courses pour se nourrir. Aujourd’hui, on va au marché pour se faire plaisir, pour acheter des produits naturels d’exception que l’on ne peut plus trouver ailleurs. La cuisine est devenue un loisir. Et dans chaque marché, il y a deux ou trois “locomotives”, des commerçants réputés pour lesquels les gens sont prêts à traverser tout Paris. » Thiébault fut de ceux-là. Il fallait ainsi observer son sourire de comédien dell’arte quand les grandes dames habillées chez Dior ou des acteurs célèbres (comme Pierre Arditi) se ruaient sur son stand en l’appelant par son prénom : « Joël, comme elles sont belles vos carottes ! Et vos fleurs de courgettes, quelles merveilles ! » Mais contrairement aux idées reçues, les meilleurs clients ne sont pas les plus fortunés : « J’ai vu venir chez moi des étudiants qui vivaient dans le XXe avec 300 euros par mois, des ouvriers, des retraités, tous étaient mus par la seule gourmandise. Rien que pour ça, je ne regrette pas de m’être levé à quatre heures du matin tous les jours pendant quarante ans ! »
Fils d’immigrés italiens ayant quitté leur petit village de Toscane, compagnon menuisier, disciple de Pasolini, fournisseur de Carla Bruni et ogre à table (il pèse plus de 100 kilos), l’épicier Fernando Moschi occupe un stand sur le marché Auguste-Blanqui dans le XIIIe arrondissement. On va le voir le dimanche matin pour son parmesan bio de montagne au goût de noisette (le meilleur de Paris) et son sublime jambon cru « cul noir », affiné à l’air de la forêt sur les hauteurs de Parme. Son enfance, il l’a passée dans le quartier de Charonne, dans les années 1960 : « Il y avait alors tout un peuple d’artisans et de petits commerçants, des menuisiers et des ébénistes pour l’essentiel, puisque nous étions près du faubourg Saint-Antoine, réputé pour ses métiers du bois depuis Louis XIV. On vivait modestement, mais pas misérablement, car il y avait un vrai lien de solidarité. Les gens s’entraidaient, on allait au cinéma une fois par semaine, et le samedi soir on allait danser à Ménilmontant sur des airs d’accordéon : ça n’était pas pour les touristes, c’était Paris ! Même dans les quartiers devenus très bourgeois comme ceux de Passy et de Sèvre-Babylone (près du Bon Marché), je me souviens très bien que toutes les classes sociales étaient réunies dans un même immeuble, la prostituée elle-même faisait partie du décor et élevait ses enfants. On ne parlait pas alors de “mixité sociale” car ça allait de soi ! En revanche, il n’y avait pas la misère sordide telle qu’elle s’étale aujourd’hui sous nos yeux dans les rues de Paris, avec ses campements et ses mendiants dormant sur des matelas, ça, c’est une vraie régression. » C’est presque trop beau, la façon dont ce Paris raconté coïncide avec celui des films.
« Les pauvres du quartier viennent me voir car ils savent que j’adapte mes prix à leur porte-monnaie »
Jean-Gabriel Barthélémy, grand paparazzi de l’agence Sipa, photographe d’Elizabeth Taylor et du prince Charles pour Paris Match, et dernier Parisien que je connaisse à parler encore avec l’accent de Gavroche et de Maurice Chevalier, se souvient quant à lui des Halles où il est né en 1950 : « J’y ai vu des choses inimaginables aujourd’hui. Devant leurs boutiques, les bouchers de la rue Montorgueil suspendaient à des crochets les animaux fraîchement abattus dont le sang recouvrait tout le trottoir… Je me souviens des forts des Halles qui se tapaient des sandwichs gigantesques à six heures du matin, des baguettes entières croustillantes, farcies de frites fraîches et de saucisses grillées : les meilleurs sandwichs que j’aie jamais mangés ! Il y avait là toute une aristocratie ouvrière : les bouchers étaient fiers d’être bouchers, les boulangers d’être boulangers, les fleuristes d’être fleuristes. Mais le plus frappant est que dans tout ce bouillonnement, ce quartier était tenu, c’était une jungle, un écosystème doté d’un système immunitaire très fort. La rue Saint-Denis était ainsi l’une des plus sûres de Paris ! On pouvait s’y promener à n’importe quelle heure sans être inquiété, les filles y faisaient régner l’ordre. Je me souviens avoir vu des voyous se faire passer à tabac à coups de talon aiguille et de sac à main… On ne les a jamais revus, ceux-là ! En perdant son peuple (une catastrophe dont j’impute la responsabilité à Jacques Chirac), notre ville a perdu un peu de sa substance vitale et de son identité. »
Aux puces du marché d’Aligre (unique brocante intra-muros de Paris, celles de Montreuil, Saint-Ouen et Vanves étant situées en périphérie), vous pourrez faire la connaissance d’un personnage dostoïevskien : Bernard Bonhomme. Petit, les yeux fiévreux et toujours entouré d’une cour de mendiants, il semble tout droit sorti du film Max et les Ferrailleurs de Claude Sautet. « Les pauvres du quartier viennent me voir car ils savent que j’adapte mes prix à leur porte-monnaie (ce qui rend fous de rage les autres brocanteurs). J’en profite aussi pour leur apprendre à ne pas voler. Il y a deux ans, je me suis retrouvé à l’article de la mort à l’hôpital américain. Ces gens-là sont venus me voir et ont prié pour moi. Rien que pour ça, Aligre est unique ! Mais le marché est menacé, beaucoup aimeraient le voir disparaître pour mettre des boutiques de luxe à la place. »
Ce sentiment d’ordre, d’harmonie et de sécurité, que les Grecs appelaient « cosmos » et qui devait s’inscrire au cœur de la cité conçue à l’image de l’Univers – à défaut de l’éprouver dans les rues de Paris (où les deux-roues et les mendiants, désormais, ont pris l’habitude d’occuper l’espace qui était normalement réservé aux piétons : le trottoir), on le retrouve dans l’animation des marchés.
C’est précisément ce sentiment qui est menacé car, on ne s’en étonnera pas, les marchés n’échappent pas à la loi du marché. À Paris, depuis 1999, les marchés dits « d’intérêt public » sont, à l’insu de la plupart des Parisiens, gérés par quatre sociétés privées : Dadoun, Bensidoun, Cordonnier et Mandon. Leur mission est, théoriquement, d’assurer la mise en place des marchés et leur nettoyage. Conformément au cahier des charges qu’elles ont accepté, elles installent les stands, fabriquent le matériel nécessaire (comme les bâches et les structures en aluminium), fournissent l’accès à l’eau et à l’électricité, nettoient, récoltent les déchets. Pour avoir prononcé le nom de ces sociétés et demandé aux commerçants ce qu’il fallait en penser, nous avons pu constater qu’elles ne jouissaient pas d’une sympathie énorme… En fait, l’omerta règne, car les commerçants, tout en se plaignant d’être « saignés à blanc », craignent les représailles et refusent de témoigner. « Ces gens-là ne font pas du social mais du fric, nous confie un marchand à qui nous avons promis de respecter son anonymat. La mairie ne peut rien faire contre eux : ils sont tout-puissants. »
Depuis Napoléon Ier, pour obtenir une place sur un marché parisien il faut demander une carte de « marchand forain ». Autrefois, on adressait une demande écrite, avec registre du commerce et casier judiciaire, directement à la Mairie de Paris. Désormais, il faut écrire à Dadoun et consort. La liste d’attente peut durer x années. Quand une place se libère, on vous la propose, moyennant un loyer mensuel qui est calculé en fonction de la longueur de votre stand. En moyenne, on paye 1 000 euros par mois pour avoir un stand de huit mètres de long. C’est un coût important (il y a dix ans, le loyer était deux fois moins élevé) car, au final, le marchand forain n’est pas propriétaire de sa place et ne travaille que de huit heures à 14 heures quand il y a marché (c’est-à-dire pas tous les jours). Il existe environ 1 500 marchands forains à Paris, auxquels il faut ajouter 3 000 « marchands volants » non titulaires de la carte, qui ne viennent que lorsqu’il y a une place vacante. Ainsi, tous les matins, un « placier » travaillant pour les sociétés de gestion vérifie que tous les marchands sont à leur emplacement, et s’il en manque un il donnera la place à un marchand volant venu tenter sa chance. Les enveloppes circulent-elles sous le manteau ? On n’est pas allé voir…
« Les marchés sont dans un piètre état. En fait, rien n’a changé depuis un siècle : les trottoirs sont pleins de trous, il n’y a pas de toilettes, pas de bancs, pas de fontaines, pas d’espaces verts, et l’accès à l’électricité est déficient… »
Ce qui est certain c’est que ce mode de gestion ne satisfait personne du côté des marchands forains, qui considèrent que les marchés ne sont pas entretenus comme ils devraient l’être. C’est ce que nous l’explique l’ancien fleuriste Philippe Thuillier, actuellement président du Syndicat des marchés de Paris (SDMP) dont le siège est à Rungis : « En confiant la gestion des marchés à des sociétés privées, après 1989, la Mairie de Paris s’est délestée d’une charge lourde. Mais au total, les marchés sont dans un piètre état. En fait, rien n’a changé depuis un siècle : les trottoirs sont pleins de trous, il n’y a pas de toilettes, pas de bancs, pas de fontaines, pas d’espaces verts, et l’accès à l’électricité est déficient (d’où les pannes récurrentes qui stoppent les vitrines réfrigérées et exposent ainsi à la chaleur les aliments fragiles)… Quand je vois la beauté des marchés de Dinard ou de Royan, je me dis que la ville de Paris pourrait mettre davantage en avant ses propres marchés ! »
Interviewée pour Paris Match en février 2014, alors que la campagne électorale battait son plein, la candidate Anne Hidalgo avait fait part de son « adoration » pour les marchés parisiens qui étaient, disait-elle, un vrai motif de fierté. Depuis, le sujet ne semble pas la passionner et le service de presse, contacté par mail, n’a pas daigné nous répondre. Curieusement, alors que le marché, haut lieu de la vie bobo, devrait être un terrain conquis pour la gauche, celle-ci ne s’y intéresse guère à la question, confirme en riant Fernando Moschi : « Moi qui vient de la gauche, je suis obligé de reconnaître, même si c’est dur à avaler, que la droite a toujours mieux traité les petits commerçants… Quand nous nous rendons à la Mairie de Paris pour nous plaindre du fait que nos bâches n’ont pas été nettoyées convenablement par les concessionnaires, les socialistes nous regardent de haut et nous font sentir que nous sommes des poujadistes, comme si, par définition, nous n’étions pas leur électorat… C’est idéologique, on n’y peut rien ! Quand Jacques Toubon était maire du XIIIe arrondissement, il venait tous les dimanches matin au marché Auguste-Blanqui avec sa secrétaire qui notait nos doléances, et les problèmes étaient réglés dans la semaine. »
Pour Philippe Thuillier, le fait est qu’il n’y a plus d’interlocuteur direct : « Sous Chirac et Tiberi, nous avions une oreille, un certain Gérard Leban, qui était un type exceptionnel, gaulliste pur jus, bon vivant et auteur de romans policiers. Nous pouvions lui téléphoner sur sa ligne directe, il décrochait immédiatement, nous écoutait et gérait le problème dans l’heure. Aujourd’hui, il faut attendre des mois… Mme Olivia Polski, adjointe au maire chargée du commerce et de l’artisanat, est charmante, mais elle délègue à son administration : il n’y a pas d’engagement personnel. »
Très remonté, le maraîcher Gilles Flahaut, vice-président du Syndicat des marchés de Paris et représentant du marché d’Aligre, fulmine : « En juillet 2015, un incendie criminel a détruit partiellement le marché couvert Beauvau, qui est quand même inscrit à l’inventaire des monuments historiques. Or les travaux de restauration ne sont toujours pas à l’ordre du jour… Manifestement, c’est un sujet qui n’intéresse pas la Mairie de Paris ! »
Joël Thiébault tente de tempérer ses critiques et, à court d’arguments, observe que la Mairie de Paris a « quand même » eu une bonne idée ces dernières années : « Elle fait récolter toute la verdure à la fin des marchés et la transforme en compost qu’elle répand sur les cultures d’Île-de-France. » La maire de Paris est friande de ce genre de gadget ridicule et purement médiatique. Ainsi, dans certains quartiers, les Parisiens sont-ils invités à investir les cercles herbagés autour des arbres (endroits favoris des chiens pour se soulager) pour y planter ce que bon leur semble.
À en croire mes interlocuteurs, trois autres menaces assombrissent l’avenir des marchés parisiens. Tout d’abord, le déclin des métiers de bouche : plus aucun jeune ne veut devenir boucher, charcutier ou tripier. « Sur les marchés, un bon boucher, c’est vraiment ce qu’il y a de plus difficile à trouver », affirme Thiébault. L’une des dernières grandes figures de la boucherie parisienne est le truculent Serge Caillaud, du marché Saint-Germain, dans le VIe, don Juan aux 1 000 conquêtes dont le charme n’aurait pas laissé insensible Naomi Campbell en personne… Caillaud nous raconte en riant que, pour devenir boucher, autrefois, à La Villette, il fallait subir un bizutage consistant à boire un grand bol de sang chaud… « À défaut de renouer avec ces pratiques d’un autre âge, on pourrait aller dans les lycées et inciter les jeunes à apprendre ce noble et vieux métier. Le mot viande vient du latin vivenda qui, à Rome, désignait “la nourriture qui fait vivre l’homme”. C’est un métier qui exige beaucoup de connaissances. En plus, un bon boucher peut gagner aussi bien sa vie qu’un cadre sup ! »
Ensuite, la Mairie de Paris a fait entrer le loup dans la bergerie en ouvrant un boulevard aux supérettes. « Carrefour et Casino se sont approprié les espaces, nous explique Gilles Flahaut, et ils achètent 80 % des produits à Rungis. Quand l’un de ces deux géants aura réussi à éliminer l’autre, il détiendra un monopole sur les prix et nous pourrons fermer boutique. »
Enfin, et c’est peut-être le point le plus préoccupant, on sait qu’Hidalgo et son équipe ne veulent plus de voitures dans la capitale. « Le week-end, pourtant, les gens vont au marché pour faire les courses de la semaine, et ils doivent pouvoir se garer, estime Joël Thiébault. Si on leur met des PV, ils ne reviennent pas et se rabattent sur les supermarchés. Au marché Wilson, il y a longtemps eu une tolérance verbale. On expliquait le problème à Bernard Debré à qui on remettait une pile de PV ou on allait voir directement le préfet. Maintenant, cette tolérance a disparu. Nous devons aller parler aux policiers quand nous les voyons arriver, le samedi matin, mais ça ne marche pas toujours… »
Une ville sans marchés est une ville morte. Quand Paris aura enfin décroché « ses » jeux Olympiques mais que ses marchés auront disparu, nous n’aurons plus qu’à commander nos salades sur Amazon.
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