Comment je suis devenu communiste
Longtemps, disons jusqu’à 15 ans, j’ai été myope sans le savoir. Je ne connaissais pas mon bonheur. Partant du principe assez banal mais si vrai que le fils du cordonnier est toujours le plus mal chaussé, cette myopie ne fut jamais décelée auparavant alors que je vivais dans une famille qui comptait tout de même plusieurs médecins, dont mon propre père. Je suis bien incapable de dire depuis quand cette myopie datait : je n’avais pas de point de comparaison. Je vivais comme allant de soi le fait d’avoir besoin du premier rang au cinéma, d’attendre à la dernière minute pour savoir si le bus qui s’arrêtait à la Croix de Pierre, à Rouen, était bien le mien. C’était le 2, je m’en souviens encore, et il mettait longtemps à ne plus ressembler à un 8 ou à un 3 quand il s’approchait de moi.
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Mais enfin la myopie n’empêchait pas la seule activité qui me plaisait, me sauvait, me consolait, me protégeait : la lecture. Pour le reste, il me semblait normal que le monde se résumât à ces tâches de couleurs floues, ces formes brumeuses et que les visages de mes petites amoureuses précisassent seulement leurs contours quand elles étaient à portée de baiser.
Les rives bleutées de l’été à Balbec
Il n’y avait pas d’angles, assez peu de lignes droites, les maisons à encorbellements de la rue des Bons-Enfants se voilaient toujours d’un brouillard qui les rendaient encore plus mystérieuses et me donnaient la sensation d’être dans un conte fantastique de Jean Ray.
Je me souviens aussi, à cette époque, de l’édition folio de la Recherche dont les couvertures étaient illustrées par Van Dongen. Je dois beaucoup à Van Dongen d’être rentré si aisément dans l’univers de Proust. Van Dongen dessinait en myope la silhouette nue d’Albertine ou les rives bleutées de l’été à Balbec, dans ce flou délicat qui est celui de la mémoire avant que le souvenir n’accommode ou ne tente d’accommoder sur un moment précis. Van Dongen m’annonçait un monde où le narrateur voyait les choses comme je les voyais et je pense encore aujourd’hui qu’une des clefs de la compréhension de Proust est la myopie.
Bref, je vivais en Myopie comme on vit dans un pays. J’en fus expulsé un peu par hasard, lors d’un cours de physique en classe de première consacré à l’optique. On avait mis à notre disposition des boites de lentilles pour expliquer aux littéraires que nous étions en quoi consistaient les dioptries. J’en pris une un peu au hasard et m’en fis un monocle, histoire de faire le malin avec un petit camarade et, ô surprise, le monde devint incroyablement clair. Je voyais ce qui était écrit au tableau, et les détails runiques sur les boucles d’oreilles de C***, la grande blonde du premier rang.
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Ayant fait part de cette révélation à mon entourage, on m’envoya chez l’ophtalmo qui me dit, en me faisant chausser ma première paire de lunettes : « Tu vas voir, tu vas revivre ». Oui et non : dehors, Rouen se mit à ressembler un décor médiéval toc pour film hollywoodien, les nuages blancs se dessinaient trop précisément sur le ciel bleu et il n’y avait plus pour moi d’ « imprécis grandioses des horizons urbains » mais des perspectives nettes et précises comme dans les clips publicitaires qui commençaient, déjà, à tout envahir. Tout était trop vrai, c’est-à-dire manifestement faux et annonçait ces images insupportables de netteté auxquelles nous ont habitué depuis la haute définition.
Aujourd’hui encore, quand je veux me protéger un peu, je retire mes lunettes. Je rentre en Myopie pour un séjour trop bref, le temps de saluer Albertine nue enjambant son tub pour faire ses ablutions ou les spectres pluvieux de la rue des Bons Enfants.
– C’est sûr, m’avait aussi dit l’ophtalmo. Tu avais besoin d’être corrigé.
Ça, pour avoir été corrigé, depuis que je vois le monde tel qu’il est, j’ai été corrigé. C’est même comme ça que je suis devenu communiste. Parce qu’être communiste, c’est voir, hélas, le monde tel qu’il est.
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