Marcel Ophuls, très résistant
Dans quelle langue s’interroge-t-il, se répond-il ? En allemand, qu’il entendit à sa naissance (1927) ? En anglais – en 1941, il suivit ses parents à Hollywood (les nazis recherchaient son père, Max) ? En français ? C’est en France qu’il réside, depuis que Max Ophuls, né Maximilian Oppenheimer (1902-1957), l’un des plus grands metteurs en scène du xxe siècle, et Hildegard Wall (1894-1980), la mère de Marcel, sont revenus ici, après la guerre. Max et Hilde étaient allemands. Hilde avait été la maîtresse du chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler avant d’épouser Max.[1. Marcel Ophuls, Mémoires d’un fils à papa, éditions Calmann-Lévy] Marcel est déclaré franco-américain ; son père ne disait-il pas, quand on l’interrogeait sur sa nationalité : « Je la connaîtrai demain ! » ? Marcel manie l’ironie dans toutes ses langues ; il porte sur le monde en général un redoutable esprit critique. La France en sait quelque chose, qui chancela lorsqu’il lui tendit le miroir de ses années d’Occupation. Il y eut soudain un « malaise dans la civilisation » française, quand parut sur les écrans de cinéma Le Chagrin et la Pitié (1969), jugé partial, injuste, vrai, ignoble, nécessaire. La France s’était endormie en excellente santé ; réveillée en sursaut par ce documentaire, elle se découvrait, pour reprendre le mot d’Arletty à la Libération, au procureur qui lui demandait comment elle se sentait : « pas très résistante ».
Marcel l’excentré
Causeur. Pourquoi habitez-vous si loin de Paris ?
Marcel Ophuls. En effet, j’habite au pied des Pyrénées, le panorama est magnifique. J’ai choisi ce lieu comme on choisit un refuge, pour guérir des blessures. Hélas, je ne suis pas guéri ! J’ai éprouvé une immense déception après l’échec de Veillées d’armes (1994, consacré au siège de Sarajevo et aux « aventures » de la vérité journalistique en temps de guerre), un sentiment d’injustice aussi. J’ai voulu m’enfuir.
Et vous enfouir ! Dans Un voyageur (2013) vos mémoires filmés, vous parlez de votre maison du Béarn comme d’un pavillon d’une banlieue très excentrée, d’un sam’suffit de retraité malicieux.
La maison avait été désertée par Régine, ma femme, après une dispute violente (il a mimé la scène dans son film), je m’étais fâché avec Bertrand Tavernier, alors que je n’avais rien à lui reprocher et qu’il est un homme charmant : je m’en sortais avec l’humour, vous savez… la politesse du désespoir.
Certes, mais vous conserviez l’espoir de réaliser l’un ou l’autre de vos projets.
Oh ! le documentaire, j’en ai soupé ! Cela demande trop de travail, c’est souvent peu rémunérateur, on prend des coups, et l’on se retrouve souvent devant les tribunaux.
Godard envoie Marcel sur les roses (de Tel Aviv)
C’est pourtant l’idée d’un documentaire qui vous a conduit devant le domicile de Jean-Luc Godard, à Rolle, en Suisse : une scène très cocasse.
Il était venu me parler, il y a longtemps, dans mon potager, d’un projet qu’il souhaitait réaliser avec moi.
Ce qu’on en sait le rend à la fois mystérieux, excitant et… compliqué.
Il voulait que nous allions en Israël, que nous y examinions le destin des Juifs et celui des Palestiniens, au centre de cette région du monde très « disputée ». Nous devions[access capability= »lire_inedits »] mêler le récit de nos propres expériences, l’examen de nos histoires respectives, à des entretiens avec des intellectuels, des militants, des habitants. J’ai plusieurs fois relancé Godard, en vain. Avec les années, la situation évolua considérablement. J’ajoute que le bombardement de Gaza m’a mis en colère. Eyal Sivan m’ayant contacté, nous sommes allés à Tel Aviv, mais, avant, nous avons sonné chez Jean-Luc.
Qui vous reçoit fort mal ! Il est à l’intérieur de son domicile, on ne le voit pas, vous criez à son intention, depuis la rue : « Jean-Luc Godard ! Jean-Luc, tu m’ouvres ! C’est le moment de le faire, le film. Dans trois jours on peut partir pour Tel Aviv. » Il apparaît sur le seuil, furieux : « Va à Tel Aviv si tu veux, et fous-moi la paix ! » Et il s’enferme à double tour !
Je l’avais prévenu, j’avais annoncé ma venue. J’ai placé cette scène prise sur le vif dans le film Des vérités désagréables (2014, avec Eyal Sivan, documentariste israélien « insolent », ainsi qu’il se définit lui-même) : c’est une petite vengeance contre Jean-Luc, qui est un cher ami « difficile ».
Le film se poursuit en Israël, mais l’argent vient à manquer, vous quittez le pays. Eyal Sivan, de son côté, voudrait continuer.
J’ai interrompu le tournage parce que je n’étais plus payé. Mon père m’avait confié cette formule : les Ophuls n’éditent pas à compte d’auteur ! Il nous manquait une quinzaine de jours, mais j’avais l’accord d’Alain Finkielkraut, de Manuel Valls, d’Edwy Plenel, de Daniel Cohn-Bendit, et même d’Alain Soral !
N’avez-vous pas sollicité Élisabeth Lévy ?
Non, on me l’a suggéré récemment.
L’enterrement de Lubitsch
N’hésitez pas à le faire, elle ne manque pas d’arguments ! Revenons à vos projets de films, à cette fiction autour de la personnalité si brillante d’Ernst Lubitsch.
Je le fais revivre par le truchement de ses amis et collaborateurs. Lubitsch est, avec Max, mon metteur en scène préféré. Je m’inspire de la réalité. Il est mort en faisant l’amour ; il avait eu plusieurs crises cardiaques, la dernière, dans les bras d’une femme, lui fut fatale.
Il est parti en état d’épectase, à la manière du regretté président Félix Faure.
Et du cardinal Daniélou ! Donc Lubitsch meurt : on fait sortir la dame, et l’on s’interroge sur la suite. Samson Raphaelson était le scénariste préféré de Lubitsch ; sa nouvelle, The Day of Atonement, avait fourni la matière d’un spectacle musical très populaire à Broadway, puis était devenue The Jazz Singer (Alan Crosland, 1927, scénario Alfred Cohn), considéré comme le premier film parlant de l’Histoire. Après la première crise cardiaque de Lubitsch, il fut entendu, en secret, par l’entourage, que Raphaelson serait chargé de rédiger son oraison funèbre. Les choses ne se passèrent pas ainsi, mais Raphaelson écrivit un récit sur son amitié avec Lubitsch, intitulé Freundschaft, que publia The New Yorker en 1981 (en français, Amitié, éditions Allia). Mon film s’achève sur Billy Wilder et William Wyler sortant du cimetière, et sur leur échange, délicieux même s’il n’est pas tout à fait authentique : « No more Lubitsch ! » dit sobrement Billy Wilder, et Wyler conclut : « Worse than that : no more Lubitsch pictures ! » (« Lubitsch, c’est fini ! », « Pire encore : plus jamais de films de Lubitsch ! »)
Bardot s’ennuie, Jane est contrite
Lubitsch aurait beaucoup apprécié Brigitte Bardot, que vous avez croisée à ses débuts.
J’ai fait sa connaissance grâce à Anatole Litvak. Je travaillais comme stagiaire au montage de son film Un acte d’amour (1953). À la fin, comme il se doit, un grand dîner est donné avant la séparation de l’équipe. Je me trouve placé à côté d’une délicieuse jeune femme, qui tenait un petit rôle : Brigitte Bardot. Ai-je été bête ! J’aurais dû la divertir, l’inviter à danser, je lui ai parlé de philosophie ! Dieu qu’elle était belle ! Cela dit, vers deux heures du matin, Vadim est venu la chercher.
À la fin, Vadim raflait toujours la mise !
Oh ! Vadim, ce n’était pas un bon metteur en scène ! Son adaptation des Liaisons dangereuses ne vaut pas un clou.
Nierez-vous que Barbarella est une réussite ?
Ah ! Barbarella, c’est épatant ! La séquence d’ouverture, Jane Fonda nue… Je l’ai rencontrée alors que je tournais The Memory of Justice (1976). Avant même que je l’interroge, elle m’a dit ceci : « Marcel, je vous dois des excuses. » Je marquai mon étonnement. « Oui, pour avoir repris le rôle que Danielle Darrieux avait tenu dans La Ronde, sous la direction de votre père, Max. »[2. La version de Vadim est écrasée par le chef-d’œuvre que Max Ophuls tira de la pièce d’Arthur Schnitzler. Il adaptera magnifiquement trois nouvelles de Maupassant, La Maison Tellier, Le Masque, Le Modèle, réunies sous le titre Le Plaisir.]
Max, le papa
Justement, il est temps de parler de Max Ophuls. Commençons par sa période berlinoise.
J’aime bien son premier long-métrage, méconnu, Die Verliebte Firma (Le studio amoureux, 1932). Le thème est un peu celui du Schpountz, de Marcel Pagnol. La jeune héroïne chante, entre autres, un air ravissant, qui dit ceci (il fredonne en allemand) : « Ich war noch nie… Je n’ai jamais encore été amoureuse, mais je sais par le cinéma parlant que cela existe. » Peu de gens connaissent La Fiancée vendue (1932), adaptée de l’opéra de Smetana, qui n’a pas marché – mon père ne me parlait jamais de ses échecs. Arturo Toscanini, après l’avoir visionné, déclara : « Je veux cet homme pour filmer Tosca ! » Nous étions en 1934 ou 1935. Toscanini, viscéralement antifasciste, a fichu le camp à New York, et Max n’a pas réalisé Tosca ! Cela dit, son chef-d’œuvre demeure Libelei (1933), inspiré d’une pièce d’Arthur Schnitzler, qu’il retrouvera plus tard avec La Ronde (1950).
En Amérique, il a découvert le système hollywoodien, le pouvoir des studios et des producteurs.
Mon père avait un côté grand seigneur arrogant, il n’aimait pas quémander, il s’y prenait autrement, j’ai hérité de ce trait. Il s’entendait très bien avec John Houseman[3. John Houseman (1902-1988), né en Roumanie, d’origine alsacienne par son père et anglaise par sa mère, comédien, producteur cultivé : Lettre d’une inconnue, 1948, Max Ophuls ; La Vie passionnée de Vincent Van Gogh, 1956, Vincente Minnelli. Un temps associé à Orson Welles.], qui le protégeait, ainsi qu’avec Walter Wanger[4. Walter Wanger (1894-1968) : Les Désemparés, 1949, Max Ophuls ; Cléopâtre, 1963, Joseph Mankiewicz.], excellent producteur également. Papa est revenu en Europe, encouragé par Wanger ; ils avaient quatre projets de films ensemble, dont La Duchesse de Langeais, pour lequel Max avait pressenti James Mason, son ami, et Greta Garbo. Elle est venue à Rome en fuyant les paparazzi, pour faire des essais devant la caméra du légendaire chef opérateur James Wong Howe. Ce devait être le retour à l’écran de Garbo. Mais Wanger n’a pas pu réunir la somme d’argent nécessaire. Puis il a été mêlé à un scandale passionnel : il tira par deux fois sur Jennings Lang, impresario et amant de sa femme, l’actrice Joan Bennett. Lang, fort heureusement, survécut à ses blessures. Wanger, après avoir purgé une peine de prison assez légère, rentra à la maison, où l’attendait Joan Bennett, dont il ne divorça pas !
Et en France, quels étaient ses producteurs ?
Les frères Hakim, Raymond (1909-1980) et Robert (1907-1992) : avec eux, les choses étaient simples. Il aimait bien aussi Henry Deutschmeister (1902-1969). Mon père n’était pas spécialement cinéphile. Il disait souvent, par boutade, une formule sans doute reprise de quelqu’un d’autre : « Pourquoi irais-je au cinéma ? Si le film est mauvais, je m’emmerde, s’il est bon, je suis jaloux ! »
On dirait plutôt un trait de Sacha Guitry, mais Sacha aurait dit « je m’ennuie ». Max est mort en Allemagne, n’est-ce pas ?
Oui, mais ses cendres sont à Paris, au Père-Lachaise, avec celles de ma mère. J’avais sollicité Henri Jeanson pour l’oraison funèbre, ma mère avait choisi Gustaf Gründgens, (le baron von Eggersdorff dans Liebelei). Gründgens lut un papier sans intérêt, mais alors Jeanson, magnifique ! Pourtant, lui et mon père s’étaient détestés. D’abord, Max n’aimait pas les mots d’auteur dans les films, en outre, il avait eu une liaison avec Madeleine Ozeray, qui était alors la compagne de Louis Jouvet. Or Jouvet était un intime de Jeanson. Ils s’étaient réconciliés, grâce au producteur Deutschmeister, qui disait : « Ophuls, il ne faut pas le prendre après un succès, on ne peut plus le tenir, mais après un bide, il est plus abordable. » Il le connaissait bien.[/access]
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