Dans le milieu du vin naturel, sur le zinc des comptoirs et au cœur des vignobles, une triste nouvelle a causé un émoi considérable, ce lundi 11 octobre. Marcel Lapierre, vigneron d’exception établi à Villié-Morgon, où il avait pris la direction du domaine familial en 1973, est mort à l’âge de 60 ans. On en a parlé partout dans le monde, à New York, Cologne, Berlin, Bruxelles, Tokyo, São Paulo.
Bouteilles capsulées à la cire rouge
Comme nul n’est prophète en son pays, surtout dans la France de la techno-agriculture productiviste, la démarche révolutionnaire de Marcel Lapierre, qui avait laissé de côté les produits phytosanitaires et repris le labour de ses vignes à la fin des années 1970, a été bien souvent mieux comprise au Japon, en Allemagne, aux Etats-Unis et en Italie où les amateurs de vins placent très haut les élégantes bouteilles capsulées à la cire rouge de son morgon « nature », un vin ni chaptalisé, ni filtré, ni sulfité. Elle ne se donne même plus la peine, cette internationale des buveurs de choses vraies, de faire la comparaison avec les vins boisés et bodybuildés défendus par Robert Parker et ses petits clowns snobinards buveurs d’étiquette du Wine Spectator, consommateurs de vins cimentés qui vous tapissent le palais d’un jus épais et sucré.
Une certaine idée du vin
Encore une fois, on n’est pas étonné d’observer que les Français des temps qui sont les nôtres, en cette matière comme dans d’autres, ne savent plus au juste ce qu’est la France. La France, ce n’est pas les vignerons hommes d’affaires vedettes des foires aux vins falsifiés. La France, ce n’est pas les vins modelés par des fermenteurs à rotors, de l’osmose inverse, de la micro-oxygénation, des ajouts de tanins, des enzymes ou des levures synthétiques.
La France de Marcel Lapierre, du vin de Marcel Lapierre, c’est l’esprit rebelle, la fraternité bruyante, la subtile gourmandise, le goût délicat et l’anarchisme foncier qu’il aura incarné mieux que personne durant trois décennies, en gros en 1980 et 2010, dont on se souviendra longtemps.
Il ne venait pas de n’importe où, en même temps, Marcel Lapierre. Dans Avec Marcel Lapierre, le beau livre définitif dont la réédition toute récente se révèle tristement opportune que Sébastien Lapaque, subtil docteur en flacons non trafiqués par les convenances du marché, lui a consacré, il est rappelé que Marcel Lapierre aurait pu être qualifié de vigneron situationniste. Sa rencontre dans les années 1970 avec Guy Debord, lui-même amateur de vins naturels à la fois par goût et par attachement au monde d’avant, aura été l’occasion de quelques longues dérives psycho-géographiques dans Paris.
On aurait aimé assister à ces conversations. C’était, comme nous le rappelle Lapaque, à l’époque où Debord, dans La planète malade, écrivait ce qui résumait parfaitement le sens du travail de Marcel Lapierre : « Le capitalisme a enfin apporté la preuve, par son propre mouvement, qu’il ne peut plus développer les forces productives et ceci non pas quantitativement, comme beaucoup avaient cru le comprendre, mais qualitativement. » Ou pour dire les choses autrement, il était hors de question, pour Marcel Lapierre, de faire pisser la vigne.
Mémoire du goût, goût de la mémoire
Oui, décidément, il y a quelque chose de très français dans la guérilla qu’il aura menée contre l’effacement de la mémoire du goût. Car le goût a une mémoire et la mémoire a un goût.
Comment oublier le choc de la première rencontre ? On était heureux, comme avec une femme. Comment oublier l’émotion causée par la première gorgée de son vin à la robe de belle intensité, au nez frais et pur, aux arômes soutenus de framboise et de violette, aux tanins soyeux, à la bouche longue et souple ? Même pour les tard-venus, abusés par les bordeaux aux noms ronflants avant de prêter attention aux vins vivants et naturels, il y a un avant et un après Marcel Lapierre. En buvant son Morgon, on se souvenait que le vin était fait avec du raisin et l’on ne voulait plus l’entendre autrement. « Il faut faire attention à ce qu’on met dans les cuves, parce que le vin, c’est quand même une boisson », répétait Jules Chauvet, négociant établi à la Chapelle-de-Guinchay, chimiste distingué et dégustateur d’exception qui a permis à Marcel Lapierre de trouver le secret d’un vin tout raisin au moment où le monde subissait le deuxième choc pétrolier.
De même qu’un célèbre général, amateur de champagne Drappier, qui se faisait servir le beaujolais de Jules Chauvet à son ordinaire à l’Elysée, se faisait une certaine idée de la France, Marcel Lapierre se faisait une certaine idée du vin. Cette idée ne s’est pas perdue avec sa mort. Car Marcel Lapierre a toujours eu la volonté de la transmettre. À ses copains du Beaujolais pour commencer : Guy Breton, Jean Foillard, Jean-Paul Thévenet. À son fils Mathieu et à ses neveux Philippe et Christophe Pacalet. Mais aussi à des vignerons rebelles de la Loire, tels que les frères Puzelat, Hervé Villemade, Catherine et Pierre Breton, Christian Chaussard, René Mosse ; dans le Roussillon, où l’excellent Jean-François Nicq s’illustre à la tête du domaine Les Foulards rouges, beau comme un roman de Frédéric Fajardie ; dans Vallée du Rhône où Eric Pfifferling a porté très haut l’art de la macération carbonique par grappes entières. En quelques années, cette « génération Lapierre » a dessiné en France une nouvelle géographie de la résistance viticole et sentimentale.
Marcel Lapierre est mort mais il aura peut-être réussi à faire mentir son ami Guy Debord qui écrivait dans Panégyrique : « Au banquet de la vie, au moins là bons convives, nous étions assis sans avoir pensé un seul instant que tout ce que nous buvions avec une telle prodigalité ne serait pas ultérieurement remplacé pour ceux qui viendraient après nous. De mémoire d’ivrogne, on n’avait jamais imaginé que l’on pourrait voir des boissons disparaître du monde avant le buveur. »
Trinch, buvez toujours et ne mourrez jamais !
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