Pour Marcel Gauchet, le centième numéro de Causeur est l’occasion d’égrener les menaces qui pèsent sur la vie intellectuelle française. Il se livre ainsi à une réflexion sur des combats que nous devons impérativement et urgemment mener…
Heureusement que vous existez, chers amis de Causeur ! Vous me faites revivre, quand j’y songe rétrospectivement, l’ambiance de mes 20 ans, sous la double chape de plomb du gaullisme autoritaire et du verrouillage communiste dans l’espace intellectuel. Car ce n’était pas gai, les années 1960 avant Mai 68, contrairement à ce que nous raconte une légende nostalgique très mal inspirée. Relisez les souvenirs de Cavanna et son récit épique des démêlés de la petite bande du Hara-Kiri de l’époque avec les autorités garantes de la respectabilité bourgeoise et vous aurez une idée de ce qu’était le moralisme régnant. Et pour la minuscule frange d’ultra-gauche qui ne s’accommodait pas de la célébration de la patrie du socialisme, c’était la quasi-clandestinité. Une ou deux librairies discrètes qui diffusaient une poignée de revues confidentielles, l’unique kiosque du boulevard Saint-Michel où l’on venait de toute la France acheter L’Internationale situationniste. On n’était pas loin du samizdat des pays de l’Est. Les coupeurs de tête staliniens veillaient au grain, avec la complaisance des organes « sérieux », Le Monde en tête, déjà.
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J’aurai au moins vécu l’explosion de ce carcan. Quel que soit le mal que l’on puisse penser, après coup, des imposteurs de la funeste « génération 68 », il faut lui reconnaître d’avoir imposé une incomparable liberté de la parole et de l’écrit. Je la croyais définitivement acquise, avec, de surcroît, dans la foulée, l’écroulement du mensonge totalitaire, mais aussi l’éradication des punaises de sacristie qui pourchassaient les manquements aux bonnes mœurs (je rappelle que Giscard a pu se faire élire, en 1974, en disqualifiant son concurrent de droite, Chaban-Delmas, pour cause de divorce).
Jamais deux sans trois
Grosse erreur. Nous voilà repartis dans un nouveau cycle de surveillance et de pénitence. La vertu revient à l’ordre du jour, grâce aux efforts conjugués de chaisières d’un genre inédit et de commissaires politiques improvisés, s’érigeant en gardiens de la moralité publique.
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L’ami Jacques Julliard parle, à juste titre d’une « troisième glaciation », la glaciation wokiste, venant après la glaciation stalinienne et la glaciation maoïste. Il a parfaitement raison du point de vue de la mode intellectuelle. Sauf que la gravité de la situation ne s’arrête pas, pour le coup, à la scène intellectuelle. Il n’a fallu que quatre ou cinq ans, après tout, pour pulvériser les insanités maoïstes, qui n’avaient que très modérément pénétré la classe ouvrière, en dépit du labeur sacrificiel des missionnaires de l’École normale supérieure.
Ici, l’affaire est d’une tout autre envergure. Elle déborde de beaucoup l’agitation des esprits au Quartier latin, ou ce qu’il en reste. Il y va ni plus ni moins de l’établissement d’un nouveau système de contrôle social, pour reprendre un des concepts favoris des sociologues « critiques » de ma jeunesse, qui trouve enfin son application. Ils l’ont oublié dans l’entre-temps, c’est dommage. Ils voyaient ce fameux « contrôle social » là où il n’était pas, ils ne le voient pas maintenant qu’il crève les yeux et qu’il dispose en plus de bras armés sans commune mesure avec ceux du passé. Ce sont les GAFA qui se chargent désormais de la police de la pensée. Les multinationales sont à l’avant-garde de l’imposition du catéchisme de l’intouchable « diversité ». Grands médias et juges marchent main dans la main pour faire taire les « phobes » supposés qui ont le malheur de soulever des questions incongrues là où seule la dévotion inconditionnelle envers l’Autre sous toutes ses formes est admissible. Ce n’est pas à un simple moment de délire idéologique que nous avons affaire, mais à une entreprise de dressage des populations à grande échelle pour les adapter à un univers de consommateurs sans frontières.
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Critique du safe space
D’aucuns voient dans cette vague de progressisme obligatoire les prémices d’un prochain totalitarisme. C’est aller trop loin. Mais ce qui est vrai, c’est que l’intimidation fonctionne avec une efficacité qui me stupéfie tous les jours. Elle confine les constats qui dérangent et les interrogations qui s’imposent dans les marges. Elle refoule la mal-pensance dans le secret des isoloirs et la protestation électorale. Soit la situation la plus malsaine qui se puisse concevoir pour la démocratie. Car la force de celle-ci réside dans la catharsis qu’opère la confrontation : les choses vont mieux lorsqu’elles peuvent être dites pour pouvoir être contredites. C’est l’opposé exact, soit dit au passage, des « safe spaces » réclamés par les enfants-rois de nos nurseries universitaires. En démocratie, il n’y a pas d’abris anti-contradiction.
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La priorité des priorités, dans ce climat pesant, c’est de résister à l’intimidation. C’est de faire valoir en toute circonstance et indépendamment de toute allégeance le principe du libre examen. Voilà ce qui vous rend indispensables, chers amis de Causeur. Vous entretenez la flamme de l’esprit de liberté dans un paysage sinistré par le conformisme vindicatif des bons sentiments. Continuez à nous montrer qu’il est salutaire de discuter de tout et de rire de tout, sans anathème ni tabou.
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