Il faut sévir contre les sites jihadistes


Il faut sévir contre les sites jihadistes

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Juge au pôle antiterroriste de Paris, confronté à des situations d’endoctrinement extrêmes, Marc Trévidic est l’auteur de Terroristes : les 7 piliers de la déraison, Paris, éditions J.-C. Lattès, 2013.

« Notre jeunesse » : c’est en termes bienveillants que le juge antiterroriste Marc Trévidic parle de ces français, musulmans « de naissance » ou convertis, qui succombent à l’appel du « jihad » en Syrie. Marianne, qui ne trie pas parmi ses petits, est là pour les sortir de ce mauvais pas avant qu’il ne soit trop tard. Voilà pour le principe. Alors que les premières condamnations à de la prison ferme tombent dans des procès jugeant des individus de retour ou en partance pour les katibas salafistes, le magistrat, placé aux premières loges, estime que c’est en amont, contre le « prosélytisme religieux radical », la partie invisible de l’iceberg et par définition la plus importante du phénomène jihadiste, que l’essentiel du combat doit être mené[1. Cet entretien a été mené fin février. Le juge Trévidic venait d’apprendre que l’Algérie lui refusait le droit d’entrer sur son territoire pour y mener ses investigations sur l’assassinat, en 1996, des moines de Tibhirine. Une visite reportée « à plus tard » et une affaire à propos de laquelle il n’a pas voulu dire un mot.]

Que pensez-vous de la création, à l’initiative de l’anthropologue Dounia Bouzar[2. Dounia Bouzar est l’auteur de Désamorcer l’islam radical. Ces dérives sectaires qui défigurent l’islam, Les éditions de l’Atelier, paris, 2014.], d’un centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam ?

Cette initiative ne peut aller que dans le bon sens. Depuis quelques années, de plus en plus de parents, constatant que leur enfant se radicalise, essaient de trouver des interlocuteurs. Or, pour l’heure, ces interlocuteurs sont exclusivement des policiers. Et la seule chose que les parents ont à leur dire, c’est que leur fils se radicalise. En soi, ça ne veut rien dire : se radicaliser n’est pas une infraction. Autrement dit, on n’arrivera à rien en jouant la carte de l’antiterrorisme classique, essentiellement répressif. L’arrestation, pour « association de malfaiteurs », d’un groupe avant son départ au combat ne touche que le sommet de l’iceberg sans apporter la moindre solution au problème majeur, qui est précisément la radicalisation. Nous, nous ne pouvons que traiter ses conséquences, dans le cadre de la prévention des attentats.

À partir de quand entrez-vous en action ?

En France, comme dans toutes les démocraties, on ne peut ouvrir une enquête pénale que sur la base d’éléments suggérant l’existence d’une infraction plausible. S’agissant de la Syrie, nous essayons de savoir si un groupe d’individus a des contacts, s’apprête à rejoindre ou a déjà rejoint un groupe que l’on peut qualifier de « terroriste », comme Al-Nosra (affilié à Al-Qaïda) ou l’état islamique en Irak et au levant (EILL). Mais je le répète, si des jeunes partent en Syrie, cela veut dire que beaucoup plus se sont fanatisés.[access capability= »lire_inedits »] C’est en quelque sorte mathématique : pour 1000 jeunes radicalisés, 10 partiront au combat, pour 10 000, ils seront 100. Autrement dit, ce phénomène des jihadistes renseigne sur un mal plus profond, qui touche une partie importante de notre jeunesse.

Infiltrez-vous des sites islamistes radicaux et êtes- vous en mesure de savoir qui « clique », et à quel moment ?

Chaque cas est particulier. Il arrive que nous ayons la chance de connaître la ligne téléphonique utilisée depuis la Syrie pour appeler des gens en France. D’autres fois, nous avons accès à une boîte mail utilisée pour ce type de contacts, soit de la France vers la Syrie, soit l’inverse. Et puis il y a les messageries privées de sites internet, qui sont parfois cryptées et sur lesquelles des internautes se laissent des messages codés. Ce n’est pas tant la propagande diffusée par ces sites que ces échanges privés qui nous renseignent sur d’éventuels projets terroristes.

Combien de français sont-ils partis combattre en Syrie ?

On estime que 250 sont actuellement sur place, et que 70 à 80 sont partis et revenus. Si on fait le bilan, on est proche de 400 individus : cela peut sembler modeste, mais si on multiplie par 100, cela fait beaucoup de monde.

Ceux qui reviennent sont-ils connus de vos services ?

Beaucoup ne l’étaient pas au moment de leur départ. Heureusement, grâce notamment à leurs parents, aux services de renseignement et aux listings d’avion, la plupart d’entre eux le sont à leur retour.

Juridiquement, que se passe- t-il pour ceux qui rentrent ?

La plupart d’entre eux sont mis en examen pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Une partie va en détention, une autre est placée sous contrôle judiciaire. Leurs papiers d’identité sont confisqués, ils ont l’interdiction de quitter le territoire. C’est une appréciation au cas par cas, qui tient beaucoup compte de la durée de leur séjour en Syrie et de la dangerosité potentielle qu’ils ont acquise. Un jeune qui a suivi un entraînement militaire assez long dans les rangs d’un groupe comme Al-Nosra est plus dangereux que celui qui revient au bout de trois semaines parce qu’aucun groupe terroriste n’a voulu de lui.

Quelle est la part des mineurs parmi les personnes parties combattre en Syrie ?

Ils sont une vingtaine. Leur proportion serait en train d’augmenter. Le cas des adolescents de 15 et 16 ans récupérés en Turquie par les parents (avant ou après leur passage en Syrie, l’enquête le dira) pose un problème plus général : depuis 2013, un mineur peut quitter le territoire français et se rendre dans certains pays, dont la Turquie, sans autorisation parentale de sortie. Je veux bien qu’il y ait la libre circulation des personnes, mais enfin, ce dispositif pourrait être revu assez vite.

Arrivez-vous à empêcher des départs ?

Nous pouvons procéder à une interpellation avant les départs, suivie d’une garde à vue et d’une éventuelle présentation à un juge d’instruction. Mais pour cela, il faut que nous ayons affaire à deux personnes au moins [nombre minimum constitutif de l’infraction d’« association de malfaiteurs »] et que nous parvenions à démontrer que leur intention est de rejoindre un groupe reconnu et qualifié de « terroriste ». Car ce qui est répréhensible, ce n’est pas le fait d’aller combattre à l’étranger mais de rejoindre un groupe terroriste, soit, pour la question qui nous concerne, tout groupe dans la mouvance d’Al-Qaïda.

Autrement dit, des français qui partiraient combattre dans les rangs de l’ASL, l’Armée syrienne libre, ne seraient, eux, pas inquiétés ?

En effet. Mais le problème, c’est que la plupart des jeunes ne sont pas intéressés par l’ASL 

Quelle est la part de convertis dans les dossiers que vous suivez ?

Je n’ai pas fait de statistiques, mais je dirais qu’ils forment un tiers de l’ensemble

Cependant, on n’a pas forcément l’impression que ces jihadistes, à leur retour, représentent un risque terroriste sérieux…

À court terme, tout à fait d’accord. Ceux qui reviennent sont focalisés sur la Syrie. À moyen terme, l’expérience du passé invite à la vigilance. En Bosnie, de jeunes français sont partis s’enrôler dans les rangs du bataillon des « moudjahidines de Zenica » pour lutter contre les serbes, alors même que la France a été, à un moment donné, engagée contre les serbes. De retour en France après les accords de paix de Dayton, en 1995, des combattants, qui s’estimaient trahis, ont préparé des attentats, tel le groupe dit « de Roubaix », qui a tué dans des braquages dont le butin devait servir à alimenter sa cause. Là où ils avaient porté les armes, les « moudjahidines » français voulaient l’instauration d’un état islamique régi par la charia. Ils n’y sont pas parvenus en Bosnie, pas plus qu’ils n’y arriveront en Syrie – voyez-vous un monde accepter un état islamique en syrie ? Or, eux y croient dur comme fer.

Ce qui nous ramène à la radicalisation. Y a-t-il, en France, outre le centre que s’apprête à ouvrir Dounia Bouzar, des structures affectées à cette tâche ?

Paradoxalement, de telles structures existent dans des pays connus pour leur conception plus ou moins radicale de l’islam, en Arabie saoudite et au Pakistan par exemple. Dans ces pays, on essaiera de faire comprendre aux individus en partance pour le jihad ou qui en reviennent que l’islam, y compris ses expressions que nous, occidentaux, jugeons comme radicales, c’est bien, mais que le terrorisme, c’est mal. En France, pays laïque, à qui peut-on confier la responsabilité de tels programmes de déradicalisation ? Qui peut se faire entendre de jeunes qui, à la base – et j’en rencontre suffisamment pour le savoir – pensent qu’il n’y a pas d’autre vérité que l’islam radical, que nous sommes des « mécréants » et que la démocratie,  qui consiste selon eux à voter des lois contre l’islam, est une mauvaise chose ? Il y a là un sacré boulot. Il faut nécessairement trouver des religieux qui ont assez d’impact et de légitimité théologique pour pouvoir ramener ces jeunes vers un islam plus tolérant.

Chose plus facile à dire qu’à faire, sans doute…

Si l’on veut, à l’avenir, prévenir la radicalisation à la racine, il faut inventer un système qui limite le prosélytisme religieux radical, en particulier sur ces sites islamistes au discours très structuré. De plus, il y a de fortes chances que des parents fondamentalistes éduquent leurs enfants à leur image, et cela vaut pour toutes les religions. En France, des pères ou des grands frères montrent des images de jihad et d’égorgement à des gamins de 10 ans. Au cours de perquisitions, nous avons découvert dans des ordinateurs des photos d’enfants habillés en moudjahidines. Si un père montrait des images pédophiles à son enfant, il serait poursuivi pour cela. Alors, peut-on tolérer que des individus inculquent à leurs enfants la haine de la démocratie, engendrant ainsi une génération rejetant les idées laïques et républicaines ? À ce degré de radicalité, nous n’avons plus affaire à une religion mais à une secte.

Travaillez-vous avec l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), de manière formelle ou informelle ?

Non, je ne dirais pas que je « travaille avec » eux, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de discussions à l’occasion de rencontres avec tel ou tel membre de telle ou telle instance musulmane en France. Ne perdons pas de vue que la justice antiterroriste est quelque chose de très particulier. Il faut bien distinguer la question des poursuites judiciaires du phénomène de société. Gardons-nous des amalgames. Les électrons radicalisés prospèrent d’autant mieux que la communauté musulmane, éclatée, est pour l’heure dans l’incapacité de traiter ce problème, en l’absence de contrôle social qui permettrait de donner l’alerte. Mais tous ces aspects ne relèvent pas de la justice antiterroriste.

Des sites communautaires musulmans devraient- ils alerter contre la radicalisation de type sectaire ?

Si l’un d’eux le fait, je crains qu’il ne signe son arrêt de mort, alors que déjà, les jeunes se tournent vers les sites les plus radicaux, par exemple Ansar al-haqq. Je pense qu’il faut durcir la répression sur ces sites, tout simple- ment parce qu’il y a état d’urgence.

Peut-être, mais ce faisant, on risque de verser de la lutte antiterroriste à la police politique…

Je sais bien. Il ne s’agit pas d’aller contre la liberté d’expression. Mais je peux vous dire très clairement qu’il n’y a rien qui relève de la liberté politique sur un site comme shoumoukh al-islam, qui appelle à tuer tous les « mécréants ».

Quels pays sont à votre sens un peu trop laxistes vis-à-vis des sites islamistes radicaux ?

Des sites clairement référencés Al-Qaïda sont hébergés en Malaisie ou au Qatar, par exemple.

Le Qatar, d’où partent les prêches du prédicateur Youssef al-Qaradawi… Le Qatar avec lequel la France a noué des liens financiers et diplomatiques très forts…

Oui, ce n’est pas très logique du point de vue de la lutte antiterroriste, mais c’est le monde qui n’est pas logique. Ce n’est pas un juge qui le dit, n’importe qui est capable de le voir.[/access]

Avril 2014 #12

Article extrait du Magazine Causeur



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