Le chef d’orchestre a soufflé ses soixante bougies et les quarante de son ensemble Les Musiciens du Louvre. Dans un livre d’entretiens (Chef d’orchestre ou centaure : confessions avec Antoine Boulay, Séguier, 2022), il partage ses souvenirs de travail et de famille, dévoile ses passions et ses rencontres, et nous communique son insatiable appétit de vivre.
Rares sont les chefs d’orchestre capables d’exceller dans des répertoires très variés. Et encore plus rares sont ceux qui savent faire sonner un orchestre avec la précision d’un quatuor. Marc Minkowski est de ceux-là. Acteur essentiel du « renouveau baroque », il aborde avec la même énergie, la même curiosité, Rameau, Lully, Haendel, et explore avec autant d’allégresse – et de succès – l’univers de Mozart, Rossini, Offenbach, Wagner, Berlioz ou Bizet. Le jeune bassoniste féru de théâtre et de poésie, avalé par sa passion de la musique, est devenu ce maestro acclamé sur les scènes les plus prestigieuses du monde.
Avec son ensemble Les Musiciens du Louvre, il façonne un son et un style inimitables faits d’humour et de légèreté, de rigueur et d’exigence ; un travail acharné pour atteindre l’excellence.
Sa fantaisie n’a d’égale que la profondeur de son interprétation d’une partition, de sa connaissance des œuvres et de leurs compositeurs. Un rapport quasi intime qu’il transmet au public, de l’Opéra national de Bordeaux, qu’il a dirigé de 2016 à janvier 2022, à la Mozartwoche de Salzbourg, où il a été directeur artistique de 2013 à 2017, jusqu’au Japon où il a été conseiller artistique de l’orchestre de Kanazawa de 2018 à 2022. Tout en honorant les invitations des festivals les plus réputés, Marc Minkowski a créé le sien, Ré majeure, dans l’île de Ré, qui a lieu en octobre. C’est aussi là qu’il monte ses chevaux, mais c’est une autre passion…
Causeur. En 2022, vous avez soufflé vos 60 bougies ainsi que les 40 de votre orchestre, Les Musiciens du Louvre. Qu’est-ce qui vous a poussé à publier vos Confessions ?
Marc Minkowski. Je n’aime pas parler de moi, mais Antoine Boulay m’a traqué, gentiment, jusqu’à ce que je craque ! Il est vrai aussi que lorsqu’on a fait pas mal de choses, on a envie d’en faire la synthèse. Avec le confinement, je n’avais plus d’excuses d’agenda. Ces Confessions sont nées de nos heures de conversation à distance, mais on se connaît depuis si longtemps qu’on a fini par oublier nos écrans interposés.
Vous évoquez aussi votre famille, une quasi-dynastie d’hommes de lettres, de science et de médecine. Vous sentez-vous héritier de ce riche passé ?
Ce sont des sujets qui m’ont beaucoup obsédé et cette obsession, avec le temps, s’est métamorphosée en fierté et émotion. En décembre, j’ai assisté à un colloque sur mon grand-père psychiatre, à l’hôpital Sainte-Anne, là où il a exercé, et j’étais tellement ému, fier et bouleversé par tout ce que j’ai entendu durant cette journée, que j’y ai vu comme un moyen d’être en contact avec lui. Quand j’étais étudiant, comme j’étais un cancre en mathématiques ou en sciences naturelles, mes profs me demandaient comment je pouvais être aussi éloigné de ce que mes aïeux avaient fait ! Mais mes ancêtres étaient de grands mélomanes, mes parents étaient musiciens amateurs et mon père, dans son premier livre, écrit qu’il voulait être chef d’orchestre… J’ai donc l’impression de réaliser leur rêve et de m’inscrire dans la continuité. Je dédie d’ailleurs mon livre à ma grand-mère maternelle, Edith Wade, que j’admire et qui était violoniste. J’ai commencé la musique au moment où elle nous quittait. C’est une étonnante transmission. Je pense qu’elle m’a légué quelque chose.
Je suis fier de tout cela, de toute cette internationalité, de ce brassage de religions. Dans les voyages que je fais, dans les univers musicaux que je traverse, tous ces gens m’habitent.
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Au fil des pages, vous faites défiler un nombre impressionnant de musiciens, d’instrumentistes et de chanteurs. Avez-vous noté une évolution dans les rapports entre chef et artistes ?
Dans le milieu des intermittents, les choses ne changent pas ou pas beaucoup. Quand on crée un orchestre comme Les Musiciens du Louvre, il y a forcément des rapports de complicité très forts, quelquefois d’amitié, qu’il faut arriver à doser en mettant un peu de distance mais sans se priver de ces relations humaines si fortes. C’est aussi grâce à cela qu’un « petit » orchestre peut prétendre à une qualité proche de la musique de chambre. Quand j’assiste à un concert de quatuor à cordes, je suis toujours émerveillé de leur complicité, et je sais portant combien c’est dur de vivre à quatre du matin au soir ! Donc les choses n’ont pas tellement changé. Face à un orchestre symphonique, j’ai toujours essayé de rester moi-même, c’est-à-dire imagé, expressif, parfois surprenant en donnant des indications éloignées du langage théorique. Je le fais naturellement avec Les Musiciens du Louvre, mais de façon plus dosée lorsque je suis face à d’autres parce que la folie ambiante, que ce soit autour du féminisme, de la sensualité, des plaisirs de la chair, voire simplement des sentiments – qui sont le propre de l’interprétation musicale – fait que mes indications peuvent être mal perçues. Là, oui, les choses ont changé ! Il faut faire attention à ce qu’on va dire et où on va le dire. J’essaie de rester le plus libre possible et, à ce jour, je n’ai jamais été attaqué pour quoi que ce soit.
Vous écrivez : « Cette fonction de chef d’orchestre, c’est à la fois un paradis et un enfer. On passe sa vie à se retrouver devant des groupes inconnus, souvent las et hostiles, qu’il faut charmer sans savoir ni pourquoi ni comment, et en étant certain de ne jamais faire l’unanimité. » Vous faites un métier terrible !
C’est pour ça que c’est bien de partager sa vie entre sa propre crèmerie et des institutions dans lesquelles on est invité. Le chef invité ou le directeur musical d’une grande formation qui n’a pas la sienne propre est toujours soumis, même pour les plus grands, à une pression que l’on peut définir comme une suprématie instable. C’est ainsi, et ça le sera toujours. On bat des records de stress. Quand on est son propre patron, on a d’autres problèmes, mais on est à l’abri de celui-ci, les musiciens qui sont face à vous ont choisi de travailler avec vous.
Parmi vos collaborations, celle avec Bartabas a révélé au public votre passion pour les chevaux. Elle remonte à loin ?
C’est une vocation d’adolescent. À l’époque, j’évoluais entre théâtre, équitation et musique. Je travaillais énormément et c’est la musique qui a finalement tout emporté. Mais le contact avec l’animal et la nature est merveilleux. Je suis d’ailleurs entouré de chanteurs et de musiciens qui ont été de très bons cavaliers et qui, comme moi, ont été engloutis par leur passion de la musique. J’en invite certains chez moi pour aller se promener ou faire des sorties plus sportives, comme aller galoper sur la plage, ce qui nécessite un certain niveau.
Je sais qu’un jour, je créerai une forme de spectacle dans laquelle je pourrai faire intervenir tous ces interprètes-cavaliers qui ont envie de concilier leurs deux passions. Dans l’art chinois et japonais ancestral, les manèges servaient aussi de lieu de musique. J’ai déjà pu monter des spectacles aux manèges de Vienne et de Versailles, ainsi qu’au Cirque d’hiver à Paris. Il y a parfois des acoustiques extraordinaires dans ces lieux et le cheval est un animal rythmique. La chorégraphie équestre est très puissante, il y a là un chemin formidable à explorer.
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Dans un autre genre de manège, il y a la politique. Et celle-ci s’impose dès lors qu’il est question de nommer la direction d’un théâtre ou d’un opéra. Quel regard portez-vous sur ce fonctionnement ?
J’ai beaucoup d’admiration et même des rapports d’amitié avec d’anciens ministres de la Culture, de gauche comme de droite, mais j’ai l’impression que cette fonction s’est évaporée dans l’importance de l’appareil fonctionnel d’un gouvernement moderne. À l’échelle des villes, les nominations sont faites très souvent par des maires qui s’entourent de plusieurs conseillers pour prendre leurs décisions. Globalement, il y a un esprit collectif qui permet de choisir les bonnes personnes au bon endroit. Malheureusement, il y a des théâtres importants, en France et à Paris en particulier, où les nominations dépendent uniquement d’un choix présidentiel. Si le président écoutait vraiment son ministre de la Culture, les choses seraient différentes car en l’état, c’est regrettable. Je trouve encore plus incroyable, depuis quelques années, de voir le cinéma administratif qu’on impose aux prétendants à la tête d’une institution musicale. Une telle fonction est un honneur, mais quand on a une certaine carrière derrière soi, un carnet d’adresses, des relations internationales qui laissent envisager des coproductions immenses, quand on a aussi, par son expérience de directeur dans d’autres maisons et de créateur de festivals, un carnet d’adresses de mécènes qu’on a envie de faire fructifier pour le bien d’une maison, il est hallucinant qu’on puisse être écarté du simple fait présidentiel. Ne sont écoutés ni les conseils d’administration, ni les ministres, pas plus que les personnes à qui sont confiées des missions d’expertise… Et même si vous arrivez dans la short list, vous n’êtes pas reçu à l’Élysée pour présenter votre projet. Je trouve ça scandaleux. Cela me conforte dans l’idée qu’il faut faire confiance à soi-même, à sa volonté première – c’est ainsi que je me suis fabriqué – ou aux bonnes rencontres et heureuses circonstances. Donc oui, il y a clairement un problème.
Et y en a-t-il un aussi avec les syndicats ?
Ça dépend… J’ai toujours été au carrefour des deux « religions » des artistes qui travaillent dans le monde de la culture : intermittence et permanence. Avant de diriger l’opéra de Bordeaux, j’ai été invité par de très grandes maisons françaises, tels les opéras de Paris et de Lyon, où j’ai observé des méthodes de management très intenses, des moments très difficiles, j’ai vécu des grèves des intermittents, notamment au Festival d’Aix-en-Provence. Il y a des problèmes de tous les côtés, mais ce qui est dur avec les syndicats, c’est qu’ils peuvent refuser de changer l’image qu’ils se sont faite de vous a priori, sans vous connaître. Ainsi à Bordeaux, alors que mon projet a été défendu par les élus locaux, que j’ai maintenu des emplois malgré des suppressions de subventions, je suis resté une espèce de mouton noir, on m’a appelé le « Jean-Marie Messier des orchestres », le « Bernard Tapie des orchestres »… Ce n’est pas dramatique, mais ces a priori se retrouvent partout, c’est l’un des problèmes de notre pays.
À Causeur, nous sommes les premiers à déplorer que « le niveau baisse » dans bien des domaines. Est-ce que, depuis votre pupitre, vous faites le même constat ?
J’entends fréquemment de nouveaux jeunes chanteurs brillantissimes. Je brasse des gens venus de toute l’Europe et d’ailleurs, mais qu’ils soient Français ou étrangers, ils partagent tous un sens de la perfection et de l’excellence. Je vois aussi de jeunes musiciens polyvalents, qui jouent – très bien – des styles de musiques très différents. Donc pour vous répondre : non ! En musique, le niveau reste bon. Ce qui me préoccupe davantage, c’est le remplissage des salles, même si je ne suis plus directeur.
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Vous reprenez en janvier la « Trilogie Mozart » à Versailles, en février à Bordeaux Alcina de Haendel, et en mars à l’Opéra-Comique, à Paris, Le Bourgeois gentilhomme de Molière et Lully. Dans quel état d’esprit est-on avant une « reprise », on change tout ou on ne touche à rien ?
Pour moi, c’est d’abord une joie puis une volonté de faire encore mieux que ce qui a été fait auparavant. On peut aussi découvrir des choses que l’on n’avait pas vues la première fois. C’est pareil pour les chanteurs : quand ils ont laissé reposer un rôle et qu’ils le reprennent, il y a toujours une évolution incroyable. Ce qui est extraordinaire avec la « Trilogie » – Les Noces de Figaro, Don Giovanni et Cosi fan tutte –, c’est qu’après avoir donné ces œuvres sur trois années, on va les reprendre sur trois soirées consécutives. C’est un marathon, mais c’est magique. C’est un contact unique avec Mozart et c’est là qu’on veut aller encore plus haut dans la perfection.
Quelle est la plus belle critique qu’on a pu vous faire, et aussi la plus bête ?
La plus belle est peut-être des éditions Séguier qui n’ont demandé aucune correction sur le manuscrit que je leur ai donné – je me souviens des corrections interminables de mes parents et de leurs échanges avec leurs éditeurs. La plus bête est sûrement sous la plume d’un critique, quand j’ai lu le mot « ennui » me concernant. L’apothéose de la bêtise est contenue dans ce mot !
Avez-vous tout dit dans ces Confessions ou envisagez-vous, d’ici quelques années, d’écrire de nouveau ?
Je me pose plein de questions depuis la sortie du livre, car on me dit notamment que je pourrais éclairer davantage l’imaginaire des mélomanes, et des autres, sur ce qu’est la vie d’un chef d’orchestre. Cette idée me remplit de joie. Tout est possible…
À lire
Marc Minkowski, Chef d’orchestre ou centaure : confessions (avec Antoine Boulay), Séguier, 2022.
Marc Minkowski. Chef d'orchestre ou centaure. Confessions
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À voir
« La Trilogie Mozart », Opéra royal du château de Versailles, du 15 au 22 janvier 2023.
Alcina, de Haendel, Opéra de Bordeaux, le 9 février.
Le Bourgeois gentilhomme, de Molière et Lully, Opéra-Comique, Paris, du 16 au 26 mars.