Grandeur et décadence du français. Le bilan prémonitoire de Marc Fumaroli…
L’écriture inclusive fait ces derniers temps, beaucoup parler d’elle. Ultime coup de boutoir porté à notre langue ? Plutôt last but not least, comme diraient les adeptes de ce franglais parti depuis des lustres à l’assaut du français.
Un essai historique passionnant
Après Etiemble, qui tira dès 1964 la sonnette d’alarme dans Parlez-vous franglais ?, Marc Fumaroli dénonça, il y a plus de vingt ans, l’étendue du désastre.
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Son livre, Quand l’Europe parlait français (2001), ne se borne pas à un simple constat. Il analyse les causes et les conséquences de la décadence de notre langue. Au premier rang de ces causes, la mondialisation, présentée comme inéluctable et à laquelle nul domaine ne saurait échapper. Une perspective qui fait froid dans le dos : partout où elle a posé ses grosses pattes, c’est pour uniformiser, niveler, gommer les nuances, différences, les particularités. Imposer à la masse indifférenciée une culture unique, ce qui revient à domestiquer, voire à éradiquer les élites. Soit, en tous points, les programmes de la culture woke, venue en droite ligne et avec quelques années de retard, des Etats-Unis. Si la plus grande puissance économique du monde a pu imposer ainsi son mode de vie et de pensée, sa vision du monde et son éthique, c’est qu’elle n’a rencontré qu’une résistance émoussée. La conquête, d’autant plus insidieuse qu’elle était, au moins en apparence, pacifique, a bénéficié de démissions et de compromissions sans nombre.
Des valeurs bafouées
Les responsables ? Les politiques, sans doute. Surtout ceux qui, chez nous, n’ont eu de cesse, par inconscience, ignorance ou idéologie mortifère, de saper les valeurs sur lesquelles reposait notre civilisation.
Au premier rang de ces valeurs, la langue. Il n’échappe à personne que la nôtre ne cesse de céder du terrain. Appauvri, malmené jusque dans les plus hautes sphères, abâtardi, le français, longtemps réputé pour sa subtilité, est aujourd’hui supplanté par un anglo-américain basique, élémentaire, parfaitement inapte à l’expression de nuances, mais assez efficace pour être devenu une langue véhiculaire quasi universelle. Passe encore pour le vocabulaire des sciences et des techniques si la contagion n’avait envahi, de façon ô combien ridicule, la vie quotidienne. Voire, hélas, la littérature et aux autres champs de la culture.
Un consternant état des lieux
Dans cette dégradation, le rôle de l’école a été déterminant, en particulier depuis le grand chambardement de 1968. La prise de pouvoir des linguistes sur l’enseignement du français s’est traduite par la négation de toute hiérarchie. Corollaire, l’équivalence décrétée de tous les niveaux de langue. Résultat, haine des classiques, « ringardisation » de la notion de « beau texte », primauté accordée à la spontanéité : le charabia ne participe-t-il pas de la fameuse « créativité » ? Toute considération esthétique cède désormais le pas à la fonction utilitaire. « Je vis de bonne soupe et non de beau langage », comme arguait le Chrysale de Molière. Lequel n’était guère un parangon du bon goût…
Le français, beaucoup plus qu’une langue…
Ces questions, Marc Fumaroli, universitaire et écrivain, les aborda dans son essai d’histoire littéraire Quand l’Europe parlait français (2001). A la conception réductrice de ses contemporains, il oppose celle d’une langue qui « n’était pas un système de communication, mais une manière d’être, de penser et de sentir ». Une langue dont on pourrait dire, en parodiant Chardonne, qu’elle était beaucoup plus qu’une langue. Elle permettait non de «communiquer », mais « d’entrer en compagnie ». Le distinguo est d’importance. C’était au XVIIIème siècle. Entre 1715 et la chute, en 1815, de l’empire napoléonien, malgré la sombre parenthèse de la Terreur, de 1792 è 1794, toute l’Europe parle français. Non par facilité, car notre idiome, avec sa richesse, sa complexité, sa capacité à exprimer les plus infimes nuances, n’est pas d’un abord facile. Pas davantage parce que la France l’a exporté à la pointe de ses baïonnettes. C’est seulement qu’il est le symbole d’une culture et d’un art de vivre dont les séductions s’exercent sur toutes les capitales, aussi bien à Londres, Rome, Berlin ou Dresde qu’à Vienne, Saint-Pétersbourg, Madrid ou Varsovie.
Le siècle des Lumières est, en effet, porteur d’un optimisme que nos diplomates s’emploient à propager et à entretenir. Y participent littérateurs, artistes, musiciens, marchands d’antiquités et d’œuvres d’art. Une conspiration générale des esprits pour assurer aux nations européennes, par-delà leur diversité, une harmonie garantie par des élites aussi libérales dans les mœurs qu’intransigeantes sur le style et sur le goût. « Un dégel du sacré, une religion poignante et profane du bonheur et de l’instant de grâce, dont la Jérusalem céleste est à Paris. »
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Ce rayonnement n’a rien de commun avec celui des Etats-Unis à notre époque, même si, observe Marc Fumaroli, la raison en est qu’on le devait à la plus ancienne et brillante aristocratie de l’Europe monarchique.
Ainsi l’auteur nous conduit-il, à travers notre continent, à la rencontre des lettrés, monarques, diplomates, philosophes, abbés ou femmes du monde dont les écrits, mémoires et correspondances révèlent à quel point ils maîtrisaient toutes les subtilités de notre langue. Plus encore, combien l’esprit français leur était, pour ainsi dire, consubstantiel.
Une galerie de portraits confirme et illustre ces propos. Le talent de plume de l’auteur contribue à les faire vivre et à nous les rendre proches, de l’abbé vénitien Antonio Conti au maréchal de Saxe et à Frédéric II, de Walpole, correspondant de Madame du Deffand, à Grimm ou Benjamin Franklin. Si Marc Fumaroli se défend de vouloir exposer une thèse dont les conclusions seraient accablantes pour notre époque, son essai est, en lui-même, assez éloquent. Et on aimerait le suivre lorsqu’il évoque l’existence possible d’une « minorité clandestine » capable de préserver « la vie et l’avenir de notre langue littéraire et de bonne compagnie ». Mais il n’avait pas tout vu et son optimisme paraît aujourd’hui bien compromis par le règne des réseaux sociaux et de leur rhétorique infantile. Sans oublier les tics de langage ponctuant le discours des bavards de la télévision et de la radio, au vocabulaire indigent, ni les textos et leurs émoticônes. Encore convient-il d’y ajouter les livres que l’on réécrit pour en expurger toute connotation prétendue raciste. Encore un effort et le français rejoindra, dans les bibliothèques, le rayon des langues mortes.
Quand l’Europe parlait français, de Fallois, 490 p.
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