Membre de l’Académie française, l’historien Marc Fumaroli vient de mourir à l’âge de 88 ans. En guise d’hommage, Causeur republie l’entretien qu’avait réalisé Elisabeth Lévy à l’occasion de la sortie de Paris-New York et retour : Voyage dans les arts et les images (Fayard, 2009).
Elisabeth Lévy. Délicieusement érudit et vachard, votre ouvrage retrace toutes les péripéties de la guerre menée par le modernisme contre l’art classique – et aussi contre le langage et la politique classiques. Mais il est en même temps un requiem pour ce modernisme qui nous a légué tant de chefs d’œuvre. Seriez-vous un moderne honteux ?
Marc Fumaroli. Certainement pas. J’admire ces artistes qui ont réussi à faire vivre la peinture, la sculpture, l’architecture alors même que tout allait dans le sens de l’industrie, de la massification, ce que j’appelle l’image éphémère. Ils ont mené un magnifique combat. Songez que le modernisme commence avec Baudelaire et s’achève avec Picasso et même Bacon, le dernier grand moderne en peinture. En littérature, il s’épuise dans les années 1950 mais il reste quelques mohicans comme Kundera ou même Sollers. Au fond, les modernistes sont morts ou vieillissent désespérés, j’en veux pour preuve certains textes de Duchamp ou Breton à la fin de leur vie qui les feraient assurément traiter de vieux réacs ! Après avoir été le parangon de l’égotisme dandy qui d’ailleurs a fait son charme, Duchamp s’en prend à l’égoïsme des artistes. Bien avant que le terme apparaisse, il avait pressenti le désastre du post-modernisme.
N’est-ce pas le triomphe sans partage du moderne, lequel se retrouve en quelque sorte privé d’adversaire, qui accouche du post-modernisme ?
Mais ce triomphe, les modernistes ne l’ont jamais souhaité à cette échelle et sous cette forme. C’est la vulgarisation du modernisme qui l’a fait basculer du grand art à la publicité. Résultat, des élitistes enragés, des érudits d’une exigence aristocratique, ont été sommés d’assumer un héritage qu’ils réprouvaient, comme le pop art pour Duchamp. Certes, il avait prêté le flanc à cette récupération mais elle a fini par le faire enrager. Lors de la première grande rétrospective Warhol au MOMA, Warhol a utilisé, pour son carton d’invitation, la Mona Lisa aux moustaches de Duchamp. Et Duchamp le lui a renvoyé en protestant qu’il n’avait pas à utiliser son œuvre.
D’accord, mais en quoi ces remords vous permettent-ils de postuler une rupture radicale qui séparerait le bon grain moderne de l’ivraie postmoderne ?
Au départ, je me suis interrogé sur le rapport entre les images que l’on voit dans la rue, sur les écrans, sur les portables et celles qu’on nous montre dans les musées. Pourquoi sommes-nous envahis par des images jetables qui sont des offenses au repos et à la peinture quand celles des musées durent depuis des siècles et nous fascinent toujours autant ? Je ne prétends pas avoir trouvé l’explication. Mais se poser cette question permet de surmonter la confusion tentante et trompeuse entre l’art moderne qui est un art héroïque, un art de corrida, une bataille contre le Goliath de l’industrialisation des images et l’art contemporain qui ne combat plus rien et se révèle être un pur produit du système.
Que nous est-il arrivé ? L’Europe a-t-elle perdu son âme en s’américanisant ou a-t-elle engendré l’Amérique en se perdant elle-même ?
L’Amérique n’est pas responsable de quoi que ce soit. L’Amérique n’a pas inventé la photo ni le cinéma ni l’industrie. Elle n’a fait que porter à une échelle gigantesque et avec une méthode et une énergie exceptionnelles ce qu’elle avait trouvé de moderne en Europe. La grande différence tient au fait que l’Amérique est pratiquement née moderne, activiste.

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