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Marc Fumaroli n’est plus


Marc Fumaroli n’est plus
L'essayiste et critique français Marc Fumaroli (1932-2020) © Sipa JDD / Bisson.

Membre de l’Académie française, l’historien Marc Fumaroli vient de mourir à l’âge de 88 ans. En guise d’hommage, Causeur republie l’entretien qu’avait réalisé Elisabeth Lévy à l’occasion de la sortie de Paris-New York et retour : Voyage dans les arts et les images (Fayard, 2009).


Elisabeth Lévy. Délicieusement érudit et vachard, votre ouvrage retrace toutes les péripéties de la guerre menée par le modernisme contre l’art classique – et aussi contre le langage et la politique classiques. Mais il est en même temps un requiem pour ce modernisme qui nous a légué tant de chefs d’œuvre. Seriez-vous un moderne honteux ? 
Marc Fumaroli. Certainement pas. J’admire ces artistes qui ont réussi à faire vivre la peinture, la sculpture, l’architecture alors même que tout allait dans le sens de l’industrie, de la massification, ce que j’appelle l’image éphémère. Ils ont mené un magnifique combat. Songez que le modernisme commence avec Baudelaire et s’achève avec Picasso et même Bacon, le dernier grand moderne en peinture. En littérature, il s’épuise dans les années 1950 mais il reste quelques mohicans comme Kundera ou même Sollers. Au fond, les modernistes sont morts ou vieillissent désespérés, j’en veux pour preuve certains textes de Duchamp ou Breton à la fin de leur vie qui les feraient assurément traiter de vieux réacs ! Après avoir été le parangon de l’égotisme dandy qui d’ailleurs a fait son charme, Duchamp s’en prend à l’égoïsme des artistes. Bien avant que le terme apparaisse, il avait pressenti le désastre du post-modernisme.

N’est-ce pas le triomphe sans partage du moderne, lequel se retrouve en quelque sorte privé d’adversaire, qui accouche du post-modernisme ? 
Mais ce triomphe, les modernistes ne l’ont jamais souhaité à cette échelle et sous cette forme. C’est la vulgarisation du modernisme qui l’a fait basculer du grand art à la publicité. Résultat, des élitistes enragés, des érudits d’une exigence aristocratique, ont été sommés d’assumer un héritage qu’ils réprouvaient, comme le pop art pour Duchamp. Certes, il avait prêté le flanc à cette récupération mais elle a fini par le faire enrager. Lors de la première grande rétrospective Warhol au MOMA, Warhol a utilisé, pour son carton d’invitation, la Mona Lisa aux moustaches de Duchamp. Et Duchamp le lui a renvoyé en protestant qu’il n’avait pas à utiliser son œuvre.

D’accord, mais en quoi ces remords vous permettent-ils de postuler une rupture radicale qui séparerait le bon grain moderne de l’ivraie postmoderne ? 
Au départ, je me suis interrogé sur le rapport entre les images que l’on voit dans la rue, sur les écrans, sur les portables et celles qu’on nous montre dans les musées. Pourquoi sommes-nous envahis par des images jetables qui sont des offenses au repos et à la peinture quand celles des musées durent depuis des siècles et nous fascinent toujours autant ? Je ne prétends pas avoir trouvé l’explication. Mais se poser cette question permet de surmonter la confusion tentante et trompeuse entre l’art moderne qui est un art héroïque, un art de corrida, une bataille contre le Goliath de l’industrialisation des images et l’art contemporain qui ne combat plus rien et se révèle être un pur produit du système.

Que nous est-il arrivé ? L’Europe a-t-elle perdu son âme en s’américanisant ou a-t-elle engendré l’Amérique en se perdant elle-même ? 
L’Amérique n’est pas responsable de quoi que ce soit. L’Amérique n’a pas inventé la photo ni le cinéma ni l’industrie. Elle n’a fait que porter à une échelle gigantesque et avec une méthode et une énergie exceptionnelles ce qu’elle avait trouvé de moderne en Europe. La grande différence tient au fait que l’Amérique est pratiquement née moderne, activiste. En tout cas, elle est entrée dans la modernité au sens plénier et triomphal tout de suite après la Guerre de Sécession. Et elle a ensuite trouvé son rythme et son pas, restant fidèle à elle-même avec une croyance absolue dans le progrès scientifique, technique, industriel, nouvelle grâce appelée à sauver le monde. En revanche, l’Europe, minée par les rivalités nationales décuplées par les moyens militaires modernes, a anéanti ce qu’elle avait possédé de plus précieux et qu’elle peine tant aujourd’hui, à retrouver.

À supposer qu’elle le veuille. Pour évoquer ce monde perdu, vous faites appel à une notion complexe, l’otium qui serait en quelque sorte l’âme de l’Europe. Pouvez-vous la définir ? 
Pour les Romains, l’otium est une idée négative qui a quelque chose à voir avec la paresse et le refus criminel de participer à la vie publique. Puis ils découvrent qu’on peut contribuer à la vie de la Cité non seulement par l’action mais aussi par la méditation, le recul, la contemplation même de l’ordre du monde. Ensuite, les chrétiens transposent cette valeur à la fois à l’intérieur de l’âme et à l’extérieur de la Cité et de l’Histoire, comme une promesse réservée à celui qui sait se préserver du désordre du monde. En ce sens, les arts les lettres la philosophie et même la science telle qu’on la conçoit au XVIIe siècle sont autant d’exercices de l’otium, tant pour les derniers païens que pour les chrétiens du Moyen Âge et de la Renaissance.

Finalement, c’est l’histoire d’une nouvelle Chute, hors du monde né de la Chute que vous explorez. Avons-nous, en renonçant à ce que nous sommes, perdu à la fois le goût de l’art et celui de Dieu ? 
C’est ce que dit Baudelaire lorsqu’il célèbre Delacroix qui est athée mais que son imagination le rend capable de Dieu, du Ciel, de l’Enfer. « Toute conquête objective suppose un recul intérieur », dit Cioran, rencontrant l’idée Hannah Arendt selon laquelle, plus nous disposons de techniques sophistiquées, de méthodes sûres et efficaces, moins nous avons de pouvoir sur le monde et de liberté. Nous ne sommes plus que les agents de cet admirable pouvoir impersonnel que nous avons mis au point.

La liberté individuelle, écrivez-vous, est amputée de l’essentiel de ses conditions d’exercice. En êtes-vous si sûr ? Après tout ce monde est le premier qui vous donne la possibilité de le fuir et, en même temps, d’avoir accès à la bibliothèque mondiale, à tous les tableaux.
Il est certain que ces possibilités quasiment infinies nous donnent un sentiment de toute-puissance. Mais à quelques exceptions près, ce n’est pas pour accéder à cette culture que nous nous servons des technologies. J’ai eu la chance d’admirer à New York une reconstitution de la bibliothèque des ducs d’Urbin au XVe siècle, mais à part un petit groupe de fanatiques de la renaissance italienne, who cares ?

À vous lire, on s’imprègne de toute façon que la conviction que le grand art n’est pas démocratique. « Je vois les Vénitiens de 1770 plus heureux que les gens de Philadelphie d’aujourd’hui », a écrit Stendhal que vous citez. Mais quels Vénitiens ? 
La beauté est une expérience physique qui n’est pas nécessairement aristocratique. J’ai tout de même l’impression que même les Vénitiens de condition modeste étaient bien dans leur vie. La paysannerie a toujours eu un sens aigu de l’emplacement de ses villages des proportions de ses fermes, de l’agrément et de la commodité de ses mobiliers. Cela n’avait peut-être rien à voir avec la grande architecture royale mais il y avait dans toutes les couches de la société un souci de l’équilibre, de l’élégance et de l’agrément à vivre. Et on fait cette observation à chaque fois que l’on s’intéresse à une société traditionnelle. Aussi les ethnologues sont-ils bien obligés de l’admettre, ce qui les rend souvent réactionnaires ou irascibles. De plus, la démocratie libérale décrite par exemple par Adam Smith ne se définit pas seulement par la compétition et le marché. Elle repose aussi sur un certain nombre d’exigences éthiques mais aussi esthétiques qui empêchent ce système de devenir complètement aveuglant. Une belle ville, une ville habitable où l’on se sent chez soi, est l’une des conditions de la démocratie libérale. En revanche les villes à géométrie brutale qui n’ont pas de considération pour la variété de ses habitants ont quelque chose de totalitaire.

Croyez-vous vraiment que nous sommes tous égaux devant l’art ? 
La beauté n’est pas le privilège de l’aristocratie mais un droit et un besoin qui habite tous les êtres. Ignorer ce besoin profond revient à encourager une militarisation de l’existence qui n’est pas favorable à la démocratie libérale et qui n’est pas digne d’elle. Le grand art est universel. Personne ne résiste à Mozart ou à Vermeer. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’Eglise a tellement développé et protégé ce qu’elle appelait la Bible des pauvres. Il est vrai que la littérature et la poésie sont plus élitistes car elles ne mobilisent pas seulement les sens. La lecture allégorique, c’est-à-dire la capacité de retrouver, sous la surface du texte, un sens second, symbolique, beaucoup plus poignant et éclairant, exige une préparation. Mais tout le monde peut être sensible à la surface et c’est déjà beaucoup.

Nous serions devenus incapables de faire ce que faisaient les paysans du XVIIe ou du XVIIIe siècles, préserver la beauté des choses ? Sommes-nous devenus insensibles ? 
Je ne le crois nullement. Si Paris qui, malgré pas mal de crimes architecturaux et urbanistiques, reste mieux conservée que nombre de capitales, parvenait à ne pas aggraver les choses et à rester cette capitale ancienne, dans cinquante ans, elle serait la reine du monde. Car au train où vont les destructions, les constructions idiotes, les saccages, les modernisations ridicules, ce ne sont pas des voyages touristiques mais des pèlerinages qu’on fera vers les lieux préservés qui apparaîtront comme autant de trésors. Le problème, c’est que nos gouvernants ne comprennent rien à tout cela. Le bâtiment magnifique qui a autrefois accueilli le ministère de la Marine sera, paraît-il, bientôt à vendre. Que va-t-on y construire, un hôtel de luxe ? Quel désastre ! L’Hôtel de la Monnaie, où l’on expose actuellement David de la Chapelle, est également menacé. Alors, on me dira que des édifices inutilisés retrouvent vie et que c’est l’éveil de la belle au bois dormant. Le risque, c’est qu’elle devienne une putain.

Le sociologue américain Christopher Lasch observait il y a une trentaine d’années La révolte des élites, autrement dit l’apparition d’une nouvelle classe dirigeante qui, à la différence de celles qui l’ont précédée, ne se sent plus investie d’une responsabilité. Est-ce là le problème de la France ? 
Nous avons hérité non seulement d’un patrimoine mais aussi d’un Etat qui a forgé un type de serviteur très exigeant. Il est certain que depuis quelques années, une partie conséquente de ces serviteurs est passée au postmodernisme – pour le dire élégamment. Restent pas mal de gens très attachés à la défense du patrimoine et à sa transmission. Alors, il est vrai qu’il y a une bataille à l’intérieur même du cerveau de la nation entre l’hémisphère qui penche pour la modernisation à tout crin quels qu’en soient les dommages collatéraux et l’hémisphère qui résiste. J’essaie de soutenir l’hémisphère de la continuité et de la fidélité. Mais il est vrai que l’autre parti est puissant et qu’il a séduit une partie de l’opinion qui ne comprend pas que le progrès n’est pas toujours bénéfique. Je refuse en tout cas de rejoindre le parti apocalyptique qui, à force de critiquer ce qui est critiquable, finit par boucher l’horizon et nous condamner à une sorte de rage voire de psychose. De plus, il serait regrettable de passer à côté du caractère profondément comique de certaines « œuvres » comme le fameux requin de Damian Hirst exposé au Moma. Certes, ce comique est souvent noir car il a tendance à détruire les conditions qui rendent la vie agréable. De plus, c’est un comique totalement involontaire et même qui prétend interdire qu’on rie de lui. Mais l’esprit français, c’est aussi de savoir rire de ce qui nous désole et nous menace.

Reste qu’aujourd’hui, c’est au nom de l’égalité qu’on prétend éradiquer la culture française. Faire lire Balzac ou La Princesse de Clèves aux élèves serait, dit-on, discriminatoire.
Je dois avouer que je n’ai jamais entendu un professeur défendre cet argument. Et j’ai rencontré pas mal de jeunes Français d’origine maghrébine qui ont une appétence pour ce que nous avons de plus difficile à leur offrir car ils savent que c’est par là qu’ils échapperont aux limites du monde dont ils viennent. Alors, c’est entendu, il y a un air du temps mais il ne faudrait pas le voir comme une sorte de nécessité sous le joug de laquelle nous ne pourrions plus que gémir et protester. Il faut nourrir et encourager la résistance. La beauté peut nous sauver. Ou au moins donner du sens à l’existence.

L’Amérique n’a pas le même rapport à la beauté. Mais elle a manifesté un véritable génie dans l’art du recyclage. 
Il est vrai que l’Amérique ne trouve pas comme nous, dans sa mémoire, cette exigence de beauté. D’une certaine façon, je suis assez émerveillé par le tour de force que représente le pop art. Comme par enchantement ce qui était, sinon la honte, du moins le tout-venant de la vie quotidienne américaine s’est retrouvé agrandi et présenté dans les musées comme l’art de la démocratie de demain. Ce qui était éphémère se répète des milliers de fois et de façon presque continue, obtenant ainsi un clone ou un ersatz d’éternité. Cet art jetable se sauve par une itération incessante. Il y a là une idée de génie comme seuls les publicitaires peuvent en avoir : quelque chose qui ne valait rien le matin devient le soir très cher et de très désirable.

Cet art de rabâchage a jeté les fondations d’une culture hors-sol qui triomphe à New York comme à Paris. Mais est-il permis de défendre un art national ? 
Ce n’est pas en multipliant les expositions Warhol, Serra et compagnie, c’est-à-dire en s’alignant sur ce qui se fait à Singapour ou Amsterdam. D’ailleurs, l’art contemporain au sens le plus postmoderne le plus approuvé et acheté est l’art contemporain allemand, et cela pour une bonne raison, c’est qu’il est ultra-allemand. Quand on voit un tableau de Kieffer ou de Baselitz, on a l’impression de voir une copie d’Otto Dix ou même d’un tableau expressionniste de la fin du XIXe siècle. Les œuvres patronnées par Saatchi, Damian Hirst, Cindy Sherman et compagnie, affichent une extravagance typiquement anglaise. Et, dans le pop art, on retrouve Wall-Mart, le dollar et les stars and stripes. Or, je suis désolé mais Buren et Alberola qu’on prétend nous vendre avec le label France n’ont rien de français. On espère qu’en exposant sans cesse les Warhol et autres étrangers, on fera enfin surgir le Jeff Koons français. Ce qui revient à vouloir quelque chose de français qui ne soit pas français.

En tout cas, aujourd’hui, la civilisation de l’image jetable n’est pas plus américaine qu’européenne. L’américanisation de la France et de l’Europe est-elle réversible ? 
Tout d’abord, on ne peut pas reprocher à la France et à l’Europe de s’être américanisées. L’Amérique les avait arrachées à l’enfer du nazisme et du fascisme. Mais un demi-siècle a passé. Je ne dis pas que l’Europe doit se désaméricaniser mais qu’il est temps pour elle de se réconcilier avec sa mémoire, sa tradition, son aptitude à la beauté. Les Etats-Unis ont d’autres fins, toujours tournées vers le progrès indéfini. C’est un mythe national qui leur convient mais que nous ne sommes pas obligés d’adopter. Ce régime d’images reproductible va bien au teint de l’Amérique, beaucoup moins au nôtre. C’est un problème et c’est notre chance que cela en soit un.

Face à l’accès passif et illimité – mais à quoi ? – qu’offre l’écran sous toutes ses formes, croyez-vous vraiment que la haute culture ait une chance ? 
Nous n’avons pas le choix. Il faut faire le pari de l’éducation. Je continue à croire à l’élitisme pour tous. Quand on prétend éduquer ses propres citoyens, on doit leur offrir le meilleur. Que le marché offre autre chose c’est son affaire, mais l’Etat doit être exemplaire. Toutes les écoles d’art, de musique, de danse et les écoles tout court devraient être des lieux d’excellence.

Votre attaque en piqué sur Malraux a chagriné quelques bons esprits. Peut-on le rendre responsable de l’échec – et peut-être de l’impossibilité – de la « démocratisation » de l’art ? 
L’ambition de Malraux, mettre l’art à portée de tous, était prométhéenne mais généreuse. Ce que je lui reproche, c’est d’avoir cru qu’il y arriverait par contact. Il ne suffit pas de se promener dans un musée pour être initié. Ce sont les médiations, les mœurs, les manières, la lecture, qui peuvent vous amener à comprendre que telle ou telle œuvre a un sens pour vous. Il y a un art de regarder. Et bien regarder n’est pas tellement plus difficile que regarder en passant. Ce dont j’aimerais convaincre les lecteurs, c’est que ça vaut la peine.

Près de vingt ans après L’Etat culturel, pourquoi vous acharner sur notre nomenklatura culturelle ? N’est-ce pas un combat épuisant et vain ? 
Les membres de cette nomenklatura n’ont pas changé et vivent sur un catéchisme immuable. Pour ma part, je suis immuable dans mon refus de ce catéchisme. Les temps sont durs mais il reste à travers le monde une société, plus nombreuse que ce que vous croyez, qui tient bon et qui voit juste. Tout n’est pas perdu. Dans les grandes universités, comme dans l’arrière-boutique de Montaigne, on peut encore se tenir à l’écart du marché, du bruit, du politiquement correct. L’esprit libre et critique n’a pas disparu et j’ai la faiblesse de croire qu’il ne disparaîtra pas. L’histoire n’a pas dit son dernier mot.

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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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