L’écrivain teigneux Marc-Edouard Nabe publie la suite des Porcs. Le style et des qualités littéraires autorisent-ils à écrire pis que pendre sur ses contemporains, à être complaisant avec l’antisémitisme ou le terrorisme?
Sensibilité, sincérité et style. Trois qualités nécessaires pour un grand écrivain selon Edmonde-Charles Roux, naguère récompensée du prix Goncourt pour Oublier Palerme. Trois qualités qu’elle attribua à Marc-Edouard Nabe à l’issue de sa lecture d’Alain Zannini, ouvrage au nom de l’homme qui se cachait derrière l’alias de l’auteur, écrivain à l’accent chantant amateur de free-jazz et de littérature religieuse enfiévrée.
Marc-Edouard Nabe s’y dévoilait aussi impudique qu’à son habitude mais s’y montrait aussi touchant, réussissant à nous entraîner dans les méandres d’un esprit parfois si jubilatoire qu’il en devenait vertigineux. Alain Zannini aurait bien mérité la reconnaissance du « milieu des lettres », un Goncourt et rien d’autre. Il n’en fut rien. Ses coups de gueule sur les plateaux de télévision, malheureusement parfois accompagnés de déclarations difficilement compréhensibles et défendables, ont occulté une œuvre riche aujourd’hui complétée par la sortie du deuxième tome des Porcs, où il se livre à un petit jeu de massacre des champions du « conspirationnisme ». Tel l’invité dans Festen, en quête de vérité, il tente d’ouvrir les yeux de ses contemporains sur les hommes et les femmes qui ont alimenté la machine du soupçon généralisé chez les foules désireuses de vengeance – dont la colère mal dirigée et instrumentalisée est, elle, bien légitime.
Un graphomane
Œuvre ambitieuse d’une longueur démesurée, les deux tomes des Porcs sont marqués de l’empreinte stylistique de ce graphomane hypermnésique qui n’oublie aucun détail, aucun lieu, aucune déclaration ; une force étonnante qui donne à l’ensemble des allures un peu paranoïaques – même si tout, est fondé. Un Nabe deuxième manière, un peu comme le Miles Davis électrique qui a abandonné le bebop pour de nouvelles expérimentations. On l’imagine assez volontiers prenant des notes devant sa télévision pour que tout, même les anecdotes les plus insignifiantes des demi-mondains de plateaux, soit définitivement gravé dans le marbre littéraire. Attention, Marc-Edouard Nabe n’est pas du genre hyper-réaliste ou pop, c’est un moderne. Ses souvenirs prennent des teintes impressionnistes, ses portraits de porcs sont déformés comme les visages des Ménines revues et corrigées par Picasso. Il passe tout au filtre de sa propre sensibilité, de sa subjectivité, même dans ce nouvel exercice plus factuel.
Critique de l’esprit conspirationniste, qu’il a vite identifié comme allant constituer l’une des maladies de l’esprit les plus graves du XXIème siècle, niant à la Vie la part d’incertitude, de chaos et de hasard qui lui est inhérente ; il a entrepris d’en déconstruire la mécanique perverse en s’attachant à railler ceux qui lui ont donné un nouveau souffle populaire, s’attardant tantôt sur leurs contradictions tantôt sur leur bêtise. Il y a toutefois peu de conceptualisation dans ces journaux de 1000 pages vendus directement aux lecteurs sans intermédiaire. Chantre de l’anti-édition, Nabe n’a ni éditeur ni distributeur. De politique, qu’elle soit politicienne ou avec un P, il n’est en fin de compte pas non plus vraiment question, au sens où nous entendons ce mot aujourd’hui. Exercice par excellence du compromis, voire de la compromission dans ses nuances les plus dissonantes, la Politique s’occupe de la Cité, étant l’art de rendre possible ce qui est nécessaire. Difficile de voir un homme de compromis chez Nabe ! De nos jours, il n’y a pas loin de la Politique à l’intendance. Marc-Edouard Nabe s’intéresse à la Politique pour ce qu’elle dit de la société, comme matière littéraire et romanesque. Il est un écrivain, pas un philosophe, et c’est très bien ainsi.
Au plus près du gratin conspirationniste
Pour un amateur de Thelonious Monk et de son langage au piano, la fréquentation du gratin conspi a probablement été un supplice. Le propre du conspirationnisme est de douter de tout, ce qui revient à ne douter de rien. Les conspis jouent donc une petite musique intellectuelle qui finit par être aussi rigide que les rythmes en quatre temps du rock de Johnny qu’exècre cet écrivain teigneux. Manichéens, ils divisent l’humanité en deux catégories exclusives : les bons et les méchants. Quant aux évènements qui rythment la vie de ces masses, ils ont tous une explication unique. Le résultat est que ces gens ne voient pas le mal tel qu’il est mais tel qu’ils aimeraient qu’il soit. Prêtant au bon peuple des vertus innées, et aux élites qui nous domineraient dans l’ombre – alors qu’elles font tout au grand jour – des desseins malins, ils sont borgnes. Nul comportement n’est l’apanage d’une catégorie d’hommes.
Ainsi, rechignant à assumer leurs fantasmes sadiques et leurs haines, ils refusent d’admettre que les terroristes sont des poseurs de bombes, des assassins et des bourreaux. De leur point de vue, les terroristes sont des jouets, des pantins ! Disons-le: c’est presque plus grave de ne pas les croire autonomes quand ils s’adonnent au pire, que de leur trouver des circonstances atténuantes ou de fantasmer sur la radicalité révolutionnaire de mémoricides qui se sont déclaré nos ennemis ontologiques, tuant de sang-froid nos enfants. C’est bien parce qu’il connaît le fanatisme littéraire, que lui-même est aussi un fanatique, un zélote de ses propres goûts et dégoûts, que Marc-Edouard Nabe sait mieux que quiconque ce dont un être humain est capable s’il veut conformer le monde selon un ordre qui lui semble juste. S’il en avait le pouvoir, peut-être interdirait-il, lui aussi, le rock. On ne lui en voudrait pas trop pour une part du rock français alternatif, mais passons !
Une lecture dense, du vacarme
Marc-Edouard Nabe est sadique – mais juste – quand il dépeint les tares de ses anciens amis, qu’il défigure et ridiculise. Il est sadique parce qu’il aime le style du divin Marquis. Il est sadique parce que son fond est masochiste, parce qu’il sait que ses outrances s’apparentent à un sacrifice, comme celui de Simone Weil qui s’affamait pour ressentir la souffrance cosmique et universelle. Nabe se fait haïr comme un trompettiste qui refuserait de jouer la suite d’accords entendus mille fois ailleurs. « C’est justement parce que je crois si fort aux instants suprêmes passés ensemble sur les cimes du présent que je me refuse à descendre ensuite dans les vallées banales de larmes ou de rires forcés où les troupeaux d’amis paissent en paix en attendant la mort. »
Son maître Thelonious Monk maitrisait, lui, très bien le silence. Pourquoi alors cette impression de vacarme dans ce trop-plein, cette foule de détails parfois superfétatoires ? On se perd parfois un peu dans cette lecture dense, convoquant des figures mineures d’une période qui ne l’est pas moins. Mais Les Porcs, au-delà du témoignage important que ce livre constitue sur un milieu marginal qui a finalement fait du dégât jusque dans les couches les plus cultivées de la population, ainsi qu’on le constate quotidiennement, vaut aussi comme éventuelle porte d’entrée à un univers littéraire important. Le livre m’a d’ailleurs donné envie de me replonger dans les journaux, Zannini, L’Homme qui arrêta d’écrire ou le terriblement cruel L’Enculé.
Comment croire d’ailleurs qu’un écrivain si sensible, si juste, si intimement persuadé que la beauté doit être vue, partagée et offerte au monde, puisse trouver du sublime dans l’abjection de l’Etat islamique ? Comment résoudre cet apparent paradoxe ? Reste, au moins, mais c’est important, une œuvre traversée de fulgurances géniales nourries par un goût d’une grande sureté qu’il a l’élégance de faire connaître. Comme on donnerait de la confiture à des cochons, il donne au reliquat de bons lecteurs et auditeurs du XXIème siècle du Maritain, du Nietzsche, du Braxton, du Miles et du Picasso. Il donne aussi parfois de la laideur, du petit, du rabougri en déshabillant le conspirationnisme et ses affidés et parfois en se faisant l’avocat du diable, avec un D, et de ses supplétifs ; le beau étant peut-être trop aveuglant seul. Qui veut faire l’ange fait la bête ?
Les Porcs 2, Marc-Edouard Nabe, édité par l’auteur.
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