Qu’il paraît loin le temps où Marc-Edouard Nabe arpentait les plateaux de télévision tiré à quatre épingles, arborant le style Brasillach, nœud pap’ et lunettes rondes de rigueur. À la sortie de son livre-scud Au régal des vermines en 1988, le jeune homme de vingt-six ans avait fait une entrée fracassante sur la scène médiatico-littéraire en provoquant l’ire des bien-pensants[1. On se souvient de sa prestation remarquée sur le plateau de « Apostrophes » et des coups de poings décochés par un futur-ex conseiller culturel de l’Elysée à celui qui allait devenir l’écrivain français le plus détesté, pardon le plus doué de sa génération.]. Se disant volontiers « très raciste », Alain Zannini n’épargnait personne : c’est le monde entier qu’il aspergeait de sa bile encrée, à grands coups de saillies célino-rebatesques ! Face à son procureur d’un soir lui demandant s’il était antisémite, Nabe avait brillamment ironisé : « Je ne répondrai qu’en présence de mon avocat, Maître Ben Cohen Solal de Schwartzenfeld ! »
Vingt-sept livres plus tard, après nous avoir fait voyager aux confins de l’Orient, sur les traces de Saint-Jean à Patmos ou dans les palais présidentiels du raïs irakien, Nabe devenu quinquagénaire pose ses valises en plein Paris. Viré par un éditeur reconverti dans la pharmaceutique[2. Nabe évoque le rachat en 2005 de la majorité des actions des Editions du Rocher par le groupe Privat, dont l’actionnaire principal n’est autre que la compagnie pharmaceutique Pierre Fabre.], il publie seul un pavé de près de 700 pages. À tout seigneur tout honneur : avouons que l’autoédition de Zannini par Nabe[3. Tiré à mille exemplaires puis réimprimé, L’Homme qui arrêta d’écrire est disponible sur marcedouardnabe.com (achat en ligne obligatoire).] sert l’autofiction.
Car, comme les précédents Nabe, L’homme qui arrêta d’écrire est un « roman » autofictionnel largement marqué du sceau de son auteur. Fait d’un bloc, sans division en chapitres, cette odyssée urbaine se lit d’une traite. On déambule avec l’auteur dans l’univers déréalisé du Paris post-moderne, ville-monde où tout réel semble aboli. C’est toute l’originalité du vingt-huitième livre que de dépasser le stade des formules assassines et autres méchancetés savamment distillées (« il est tellement pédé qu’on en oublie qu’il est noir », « Pascale Clarke, quand on la voit, ça donne raison à tous les programmateurs qui ont préféré n’utiliser que sa voix ») pour proposer une critique radicale de l’époque.
Nabe s’y révèle étonnant de profondeur, comme si l’arrêt – momentané – de l’écriture avait aiguisé sa lucidité. Lui que l’on avait quitté dans les méandres de l’Orient, perdu dans l’alcôve d’une fille naturelle de Saddam ou en pleines considérations mystico-érotiques[3. Qui d’autre que Nabe oserait aujourd’hui écrire « Elle est belle, la salope », en parlant d’une mosquée ottomane ou décrire le chapelet « clitoridien » d’un pope orthodoxe ? cf. Visage de Turc en pleurs (Gallimard, 1992) et Alain Zannini (M.E. Nabe, 2002).] se fait médecin légiste des temps modernes. Il y a du Philippe Muray dans ce contempteur de la post-modernité triomphante où la dérision a supplanté l’humour, le « t’chat » sur Meetic la séduction, et les écrans d’ordinateur le papier soyeux des livres d’autrefois. L’ère du « Grand Spectacle décadent et décomplexé » rappelle le festivisme murayen ou le Baudrillard de La Transparence du mal, qui décelait un ‘processus viral d’indistinction » au cœur de la post-modernité. A l’heure de la fin des grands récits, la jeunesse dorée ne se bat plus pour une cause ou un grand sujet qui la transcende : le prolétariat, la révolution, la religion et la littérature font figure de mythes surannés. Nabe dépeint sans amertume cette jeunesse qui ne lit plus mais se contente de surfer entre deux réseaux, qui a abandonné la passion du vivre pour celle du spectacle, et pour qui l’art se confond avec la sous-culture publicitaire.
En jeune vieux revendiqué, Zannini aime sourire de cette bande d’étudiants attardés qui n’ont jamais entendu parler de Dante mais savent tout du dernier iPod. Ayant posé sa plume, il peut se prélasser dans les bars et boîtes branchés à écouter les discours convenus de pseudo-artistes se sentant si bien dans leur époque. À vingt-cinq ans, il les aurait sans doute – littérairement – assassinés. À cinquante, Nabe prend plaisir à contempler ce vide frivole, ces beautés féminines asexuées qui préfèrent les plaisirs virtuels au sexe.
Décidément, l’érotisme n’est plus ce qu’il était : même la « boîte à touze » transpire la baise mécanique entre couples-consommateurs. Je te passe ma femme, tu me prêtes la tienne… L’échangisme nouvelle génération marque la fin de l’échange gratuit. C’est Mauss qu’on assassine ! Degré zéro de l’érotisme, symbole d’un monde où la jouissance est obligatoire mais l’improvisation interdite. Nabe vitupère la marchandisation des corps, notant au passage le génie de la post-modernité qui a inventé l’orgie puritaine (tu me regardes m’exhiber mais défense de me toucher !).
Tout en méprisant Marx, Nabe a tout compris du fétichisme de la marchandise qui colonise les relations sociales jusqu’à faire de nous les esclaves de la « marchandisation globale ». Les nouvelles servitudes de l’homme blanc se font sur le signe de l’émancipation et de l’injonction à être libre. Dans ce monde transparent, la contestation se voit systématiquement récupérée par le système, les conspirationnistes servant d’idiot utiles d’un impérialisme qu’ils prétendent combattre.
Les élucubrations délirantes d’un apprenti complotiste pourfendeur du supposé complot judéo-maçonno-franc mac’ fournissent d’ailleurs les passages les plus hilarants du roman, et l’ironie mordante du Nabe narrateur est sans doute la meilleure réponse à ses détracteurs – dits – antiracistes.
Ceci dit, Nabe n’est pas Lukacs. Encore moins Clouscard. Le lecteur se félicite que Zannini n’ait pas remisé son style chevaleresque au placard. L’Homme qui arrêta d’écrire recèle de trouvailles romanesques, et entre deux aphorismes percutants (« l’humour n’est jamais loin de l’horreur en ce début de siècle », « le chez soi immobile est remplacé par le dehors ambulant »), Nabe nous entraîne dans sa fantasmagorie habituelle. L’écrivain sevré n’hésite pas à faire ressusciter un libraire médiatique mort au sixième jour de son épopée, avant de se mettre en scène étreignant une jeune femme à la maison de l’Iran, se faisant ratonner par des flics issus de la diversité[4. Expression labellisée par la HALDE, le MRAP et Lilian Thuram. Que leurs noms soient sanctifiés.] puis subissant un racket qui vire au jeu enfantin…
Là où tant d’auteurs germanopratins narrent les affres de leur dernière cure de désintoxication, Nabe redécouvre la vertu cathartique de l’écriture sur le mode de l’inversion. Celui qui renonce à l’écriture ne peut plus se soulager du nihilisme (de ses) contemporain(s). In fine, écrire ne revient qu’à refuser l’univers tel qu’il est pour en construire un autre.
Le précieux volume refermé, on se dit que toute la force du livre tient en cette belle formule : « dans la minablerie apparente de l’existence de tout vrai artiste, il faut savoir voir toute la lumière qu’elle recèle, qu’elle protège même ».
Et si c’était cela, la philosophie nabienne ?
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