Écrivain, voyageur, spécialiste de la Mongolie et éditeur aux Éditions Transboréal, Marc Alaux est un vrai marcheur, lui. Il nous livre son regard rapicolant sur le voyage, sa littérature et ses acteurs au moment de la parution de son sixième livre, Ivre de Steppes.
Matthieu Delaunay. Voilà presque vingt ans que vous êtes éditeur de voyage, comment avez-vous vu évoluer ce monde ? Est-ce que le prototype du voyageur et du voyage a évolué ?
Marc Alaux. Les principales évolutions sont la multiplication des récits et la diminution de l’engagement. Les gens publient ou souhaitent publier un récit de vacances plus qu’un récit de voyage, ce qui dit tout. Il ne suffit d’ailleurs pas d’être écrivain pour faire un bon récit de voyage. Ils sont nombreux à partir dix jours quelque part pour pondre un texte perclus de bêtises ou de zones d’ombres. En ce qui concerne l’engagement, les voyages en sont de moins en moins pourvus. Aujourd’hui, l’engagement se reflète davantage dans d’autres supports que l’écriture, elle n’est plus le seul témoignage et les voyages se passent de moins en moins d’une caméra. Avec Émeric Fisset (ndlr : écrivain, voyageur et fondateur de Transboréal), nous avons du mal, ces derniers temps, à alimenter la collection « Sillages », composée de récits engagés et longs ou répétés intensivement. Peu de gens partent de façon engagée et différemment des autres.
Qu’est-ce que l’engagement et sa beauté dans le voyage ?
C’est avant tout un choix, une durée et une réduction. L’acceptation de voir moins pour voir en profondeur et longtemps. S’engager, c’est s’immerger dans un bain en acceptant qu’il puisse être bouillant ou glacé, et essayer de tout en découvrir. S’engager physiquement, psychologiquement, mentalement et financièrement, c’est s’exposer au découragement et à la déception, qui peuvent faire partie du voyage. Il n’y a rien de plus léger et volatil que l’exaltation des backpackers à passer d’un voyage à l’autre, d’un pays à l’autre pour tenir des réflexions convenues sur des endroits à peine effleurés. L’engagement est presque toujours une promesse, et forcément un lien.
Cela passe-t-il nécessairement par de la souffrance ?
Non. Mais qu’est-ce que la souffrance ? C’est une notion partiellement relative. Parler de souffrance aujourd’hui fait passer pour un vieux réac. Mais la résignation, la résilience dans l’effort, le fait de trouver la capacité à rebondir ou l’intérêt à continuer sont des notions qui ne périment pas. Jusque dans les années 50, ces notions avaient du sens. L’aventure en Guyane de Raymond Maufrais est fascinante. À 19 ans, il sort de la Seconde Guerre mondiale médaillé à une ou deux reprises, puis file au Brésil et en Guyane avec un sac à dos, une Winchester et un chien. Il y meurt d’épuisement. On n’a pas retrouvé son corps, mais son carnet a donné un livre fabuleux. On y voit la nécessité de se confronter au monde avec ce qu’il a de pire, et je trouve cela assez beau. Non pas d’aller au-devant du pire, mais de se dire que, derrière le pire, il y a quelque chose de fort. La passion, l’engagement, pour moi, c’est cela.
Vous avez marché des milliers de kilomètres à travers les steppes et les montagnes mongoles. Quels impacts ont eu ces années de marche sur vous ? Pourquoi continuer à marcher aujourd’hui ?
Si je voyage et m’intéresse à l’anthropologie, et non pas au bien-être et au développement personnel, c’est parce que les autres m’intéressent plus que ma petite personne. La marche n’est pour moi qu’un mode de locomotion, un outil. Les gens qui réfléchissent constamment à leur pratique finissent parfois par tourner en rond. Ce qui m’intéresse dans la marche, c’est sa lenteur, le temps qu’elle donne, car elle est fertile en réflexions, force souvent à être seul, à écouter des choses simples et confronte aux paysages. Je pourrais dire que j’ai marché 7 000 kilomètres et que n’importe quelle promenade m’est facile aujourd’hui, que j’ai enduré des températures allant de moins 50 à moins 60°C en Mongolie et que dormir dehors ne me fait pas peur, mais quel intérêt ? En revanche, placer la marche comme un passage obligé pour vraiment connaître un paysage, je trouve ça merveilleux.
Sont-ce les raisons que vous invoquez pour sensibiliser les gens à voyager mieux?
Je ne crois pas aux changements de la société et je serais incapable de changer ou de motiver qui que ce soit. Je peux encourager une personne qui a déjà des idées en tête, mais je ne suis pas accoucheur de génies ou de géants et je crois de moins en moins à une évolution positive de la société. Que les flots de touristes voyagent moins mais mieux et vivent mieux ensemble, je n’y crois plus non plus. En revanche, l’individu peut continuer de briller, notamment par ce genre de pratique à partir du moment où elle est assez intensive, régulière ou longue pour produire autre chose qu’une simple distraction. C’est vraiment quelque chose que je regrette dans notre société : la recherche de la distraction pour échapper au temps et à la routine plutôt que l’utilisation de chaque instant pour se demander : « Que puis-je faire pour m’élever ? »
Quelles lectures vous ont fait marcher ?
Chemin Faisant de Jacques Lacarrière a été un détonateur. Ce livre m’a beaucoup ému à la période de l’adolescence où je me suis mis à engloutir du récit de voyage, comme si c’était une matière dont il fallait se nourrir. Ces récits étaient exotiques et portaient la description de mondes lointains, or, chez Lacarrière, toute cette beauté et cette sensualité se trouvaient entre Saverne et le Pays cathare. Et puis j’ai tout lu de Théodore Monod. Les grands classiques Méharées, et Maxence au désert, m’ont profondément marqué. Monod était l’alliance parfaite entre un corps de spartiate et un esprit de scientifique.
Quelles lectures conseilleriez-vous pour découvrir la littérature de voyage ?
À 10 ans, j’ai lu Robinson Crusoé de Daniel Defoe, est-ce de la littérature de voyage ? Si on la résume à des récits ça n’en est pas, si on la résume à tout ce qui parle de l’ailleurs, pourquoi pas ? Jusqu’où aller ? Conrad, Kipling ou Istrati qui parle des brigands et des paysans de Roumanie, Henri Charrière et son Papillon, René Caillié… Kablouna de Gontran de Poncins est l’un des plus beaux textes pour comprendre le Grand Nord, Smara de Michel Vieuchange offre une vision du Sahara que peu d’écrivains pourraient décrire avec autant de force et de tripes.
Et en voyageur actuel ?
Pour être consensuel, difficile de ne pas citer Nicolas Bouvier et Sylvain Tesson, mais essayons de passer à autre chose. Un type qui a beaucoup voyagé et porté un œil passionnant sur la bourlingue, c’est le sociologue Jean-Didier Urbain dans L’idiot du voyage. À marche forcée de Slavomir Rawicz est quant à lui un roman déguisé en récit qui pose des questions intéressantes sur ce qu’est la littérature de voyage, à cheval entre l’invention et le legs d’une époque où la difficulté était plus familière. Mais, aujourd’hui, comment distinguer le voyageur du touriste ? C’est d’ailleurs une fausse question. Nous avons tous été l’un et l’autre. Chacun d’entre nous voyage, et de plus en plus jeune. Un homme s’apprête à partir en Antarctique avec la fierté « d’être le plus jeune ! » Formidable motivation ! À quand l’Everest à cloche-pied ou en retenant sa respiration ?
Avez-vous des projets de voyage en Mongolie ou en France ?
Si je repars en Mongolie, ce sera sûrement trois mois, l’hiver encore, pour m’ancrer dans un lieu et travailler la langue. Mais j’envisage tout, c’est le premier problème avec celui que j’ai plus de 40 ans et que je ne pourrai pas tout faire. C’est bien d’accomplir ses rêves mais il faut se garder de projeter ses désirs figés sur une réalité mouvante comme la Mongolie. Je laisse donc mes projets de voyages perméables aux évolutions du pays, à mes lectures ou aux rencontres, bref à l’inattendu ! Pour moi, un voyage se pense plus qu’il se prépare.
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