Leurs muscles ont beau se raidir, la sueur brûler leurs yeux, l’ampoule se mettre à saigner, pourtant ils continuent à courir, à fouler le sol en rythme, les bras à hauteur de poitrine, la tête haute, le buste projeté légèrement en avant. Ils continuent à courir parce qu’un marathon, ça ne se marche pas, ça se court, ça se pense, ça se vit intérieurement, intensément, jusqu’au bout, jusqu’au dernier mètre, jusqu’au dernier souffle, jusqu’à la dernière foulée.
Alors, ils luttent. Ils luttent contre les douleurs qui assaillent leurs corps en mouvement, ils luttent contre la pesanteur du sol qui les attire, les épuise, les vide de leurs forces engagées. Ils luttent et souffrent en silence et puis soudain les jambes s’allègent, les muscles retrouvent leur tonus, les corps leur élasticité. Ils flottent presque. C’est le moment de grâce qui surgit sans prévenir, récompensant la persévérance entretenue. L’exaltation apaisante se lit à présent sur leurs visages. Les limites de leur corps ont été repoussées et ils goûtent pleinement le plaisir de se sentir, tout simplement vivant.
C’est cet esprit de la course à pied que Pierre Morath a souhaité restituer dans son documentaire consacré à l’évolution de ce sport passé, en quelques années, d’une activité sportive marginalisée, rébarbative, à une pratique ultra populaire. Le réalisateur, lui-même ancien athlète de haut niveau, rappelle que si aujourd’hui les multiples marathons organisés dans les rues de New York, Paris, Sydney, Londres et autres grandes villes, font déplacer des foules monstrueuses, dans les années 60, rares étaient ceux qui se disaient : si j’ai pas couru mon marathon avant 40 ans, c’est que j’ai raté ma vie !
Au contraire, les chevronnés de la course à pied ne couraient pas les rues mais rasaient les murs plutôt. Le documentaire alterne entre images d’archives et témoignages des principaux pionniers de la course urbaine et plonge le spectateur dans cette époque où courir n’était pas à la mode, où ceux qui allaient fouler le sol un dimanche matin sans autre but que de courir pour courir étaient perçus comme de drôles de loustics à tendance masochistes. Il faut dire que courir en petite tenue sur les sentiers sinueux de Central Park avait de quoi choquer certaines habitantes chic de la Cinquième Avenue.
« Run and fuck the system ! »
C’était l’époque où les coureurs n’avaient pas besoin de la playlist spécial running de Deezer pour se motiver, ni de montre connectée qui bipe à chaque foulée pour surveiller le rythme cardiaque et connaître la quantité de calories dépensées. Leurs corps n’étaient pas moulés dans des tenues qui ressemblent à celles des skieurs de fond — le look du coureur, c’était plutôt Dustin Hoffman dans Marathon Man — et leurs esprits n’étaient pas soumis à l’impératif de performance sportive.
Bref, leur mantra loin d’être « toujours plus loin, plus fort, plus vite ! » était plutôt du genre « cours et libère toi ! ». C’était encore l’esprit libertaire baba cool au service de la rébellion sociale : « Run and fuck the system ! » Le système en question, c’est celui de la fédération d’athlétisme, organisation sectaire et sexiste qui reconnaissait uniquement la course sur stade et pas la course urbaine et qui interdisait aux femmes de courir plus de 1 500 mètres.
Alors, pour réparer cette injustice, il fallait mieux avoir de bonnes jambes et non une jolie poitrine. Nombreuses sont les femmes adeptes de la course à pied, comme l’auteur de ces lignes, qui devraient avoir une petite pensée pour Katherine Switzer, première femme à avoir couru le marathon de Boston en 1967 alors que la gente féminine était encore ostracisée. C’est grâce à la puissance de ses jambes, à la force de sa volonté et la vivacité de sa passion, que, devant les caméras du monde entier, elle renversa les idées reçues sur la capacité de résistance du sexe faible.
Cette image choc qui la montre repousser Jock Semple, le directeur du marathon, l’interceptant pour lui arracher son dossard et l’exclure de la course, a fait le tour du monde et a véritablement lancé la lutte pour faire reconnaitre le droit des femmes à courir la même distance que les hommes. Il faudra attendre malgré tout 1981 pour que le Comité international olympique décide d’inclure le marathon féminin aux JO.
L’esprit de la course à pied dénaturé
Si Pierre Morath rappelle ce combat, c’est moins par acte de militantisme pro-féministe que pour montrer que la course à pied, perçue aujourd’hui comme un sport hyper individualiste complètement égocentré, a été à l’origine une pratique qui, en libérant les corps, a fait exploser les énergies collectives. Et qu’à travers cette libération corporelle, la course à pied a été finalement le fer de lance de l’égalité. Mais le documentaire prend un intérêt tout particulier en révélant comment cette avancée des droits et ce combat pour populariser la course urbaine se sont finalement soldés par la dénaturation de l’esprit de la course à pied. La course antisystème des exclus, des marginaux, des excentriques, où le plaisir individuel de courir a rencontré la lutte collective pour la reconnaissance des droits, est devenue, par sa démocratisation et sa professionnalisation, une course markétée dont les objectifs de rentabilité sont devenus plus importants que tout le reste. Pour illustrer ce revers de médaille, le documentaire rappelle le scandale provoqué par la colère indécente de nombreux coureurs lors de l’annulation du marathon de New York en 2012 après les ravages de l’ouragan Sandy.
Mais Pierre Morath préfère finir son documentaire sur une note positive en filmant Noel Tamini, fondateur de la première revue internationale de course à pied, la revue Spiridon. Il a été et est toujours le promoteur et le défenseur de « la course intégrale », de cette course immergée dans la nature en dehors de tout parcours balisé, chronométré, sponsorisé, médiatisé, bref, une course en totale liberté, une course primitive, à l’origine de l’humanité. Avec Noel Tamini, on part rassuré, on se dit que si le système capitaliste a perverti l’esprit libertaire de la course à pied, il restera toujours des coureurs de fond qui courent sans raison, avec pour seule arme, leurs chaussures et leur ténacité, et qui préfèrent affronter le règne de la nature plutôt que de se plier aux injonctions handicapantes de l’Organisation « malade » de la Santé (OMS) et de son modèle d’existence modérée, tempérée, lissée, dépassionnée aussi inerte et amorphe qu’un mollusque sur un rocher, de cette santé qui serait de rester sans bouger à s’enliser sous une bulle climatisée.
Bon, assez parler, on se fait un petit footing ?
Free to run de Pierre Morath, en salle le 13 avril.
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