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Il faut bannir du débat public le chiffre unique sur la délinquance


Il faut bannir du débat public le chiffre unique sur la délinquance

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Christophe Soullez a co-écrit La criminologie pour les Nuls (First) et Une histoire criminelle de la France (Odile Jacob).

Eugénie Bastié. Fin janvier , l‘Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) a publié un rapport assez accablant sur les chiffres de la délinquance. L’UMP s’est empressé de triompher sur « l’échec » du locataire de Beauvau. Manuel Valls est-il vraiment le « pire ministre de l’intérieur depuis dix ans », comme le prétend le député UMP Christian Jacob ?

Christophe Soullez. Je ne crois pas qu’on puisse juger de l’action d’un ministre de l’Intérieur à l’aune des seules statistiques sur les crimes et délits enregistrés. Pour une raison bien simple, mais que nous avons du mal à admettre dans notre pays, c’est que police et gendarmerie nationales (et donc le ministre de l’Intérieur) ne sont qu’une partie des acteurs de la filière pénale et qu’ils ne peuvent être tenus pour seuls responsables ! Les magistrats (parquet et siège) jouent un rôle majeur. Si les personnes mises en cause par la police ou la gendarmerie ne sont pas poursuivies et condamnées, la délinquance ne baissera pas ! Le bilan publié il y a quelques semaines n’est pas accablant mais contrasté, comme l’étaient les bilans des précédents gouvernements. On observe des tendances positives et d’autres négatives. Ainsi, si les vols à la titre affichent une hausse, tout comme les cambriolages, on note une baisse des coups et blessures volontaires, des vols à main armée ou encore une stabilisation des vols violents sans armes. La hausse des cambriolages n’a pas débuté avec Manuel Valls mais est continue depuis 2008. Entre 2010 et 2011 elle était même de 21,5 % en zone gendarmerie et de 14,6 % en zone police (contre + 1,3 % et + 7 % en 2013). Les vols violents contre les femmes sur la voie publique affichaient des hausses de + 7 % et + 13,4 % en 2009 et 2010.  En 2013 ils sont stabilisés. Les vols à main armée étaient en hausse de plus de 15 % en 2009, etc. Il faut donc relativiser : il y avait donc aussi, durant les périodes précédentes, des types d’infractions qui étaient fortement en hausse comme en baisse. Vous ne trouverez jamais de période où toutes les infractions étaient en baisse. Donc, si vous voulez juger un ministre, il faut le faire à l’aune d’un type d’infraction précise. Il peut bien entendu y avoir un décalage entre les chiffres et les annonces du ministre et on peut juger que ce dernier s’est un peu trop avancé sur les résultats qu’il comptait obtenir. On peut également donner un avis sur ses orientations ou ses réformes et trouver qu’il ne va pas assez loin ou assez vite. Mais porter un jugement sur les seules statistiques policières n’a pas grand sens. Une politique de sécurité demande aussi du temps. Par exemple, les cambriolages sont des infractions difficiles à élucider. Elles sont commises par des individus qui sont mobiles, qui laissent de moins en moins de traces de leurs passages, qui se professionnalisent et qui agissent en toute discrétion. Le travail policier est d’autant plus complexe et long que nous sommes confrontés aujourd’hui à des organisations criminelles. Il faut procéder à des recoupements judiciaires sur les modes opératoires, exploiter le peu d’indices laissés grâce à la police scientifique, localiser les membres d’une organisation, organiser des filatures si des individus ont pu être identifiés, etc. C’est un travail de longue haleine mais qui peut être payant si des réseaux sont démantelés comme cela a été le cas en Bretagne s’agissant organisation géorgienne. Il faut ensuite que policiers et gendarmes aient des moyens : police technique, développement des fichiers de rapprochement judiciaire, etc. Nous sommes dans un pays de droit et pour pouvoir poursuivre et condamner une personne il faut des preuves tangibles. Ces preuves sont parfois difficiles à réunir et à matérialiser notamment lorsque des dizaines de faits sont commis par les mêmes personnes. Cela est rendu d’autant plus difficile que les objets volés sont très vite écoulés sur le marché parallèle ou renvoyés dans les pays d’origine des cambrioleurs d’où l’impossibilité pour les services de police ou les unités de gendarmerie de les retrouver en possession des auteurs.

Justement, parlons des cambriolages. Si on examine les statistiques de ces dernières années, on constate leur hausse spectaculaire. Comment expliquez-vous ce phénomène?

On dispose de deux éléments d’interprétation complémentaires de cette tendance : l’intérêt pour les objets en or, notamment les bijoux, et l’implication croissante de la criminalité organisée dont une partie des membres sont originaires des pays de l’Est. On a mesuré, dans l’enquête nationale de victimation que l’Observatoire mène chaque avec l’INSEE, une hausse de la part des ménages qui, se déclarant victimes de cambriolages de leur logement, ont dit que des bijoux leur ont été volés. Nous avons, de plus, publié une étude sur le profil des personnes mises en cause par la police nationale pour vols, qui a révélé une part en forte augmentation des mis en cause de nationale roumaine, géorgienne, et plus généralement en provenance d’Europe balkanique ou d’ex-URSS en matière de vol avec effractions. Les réseaux criminels ont bien compris l’intérêt de s’investir dans les cambriolages. Ils en commettent des dizaines en très peu de temps, ne restent pas plus de 5 minutes dans le logement, volent les bijoux puis les écoulent ensuite. À l’inverse d’un vol à main où ce qui est important c’est la valeur du butin, en matière de cambriolages, c’est le nombre de ceux-ci qui va être l’élément le plus important.

La polémique rebondit souvent sur la fiabilité d’une mesure de la délinquance : n’est-il pas grossier de la mesurer à l’aide d’un chiffre unique ?

Si, bien sûr. Depuis dix ans, l’ONDRP affirme que le chiffre unique de la délinquance ne veut rien dire et qu’il faut le bannir du débat public. Vous ne pouvez pas additionner des infractions qui font des victimes et des infractions qui n’ont que des auteurs (les stupéfiants ou l’immigration clandestine par exemple). Est-ce que cela a un sens de cumuler des chiffres qui évoluent en fonction de la propension des victimes à aller déposer plainte et d’autres qui ne sont liés qu’à l’activité d’initiative des services et des orientations qui leur sont données ? Est-ce que cela a un sens d’additionner des homicides, des viols et des vols d’accessoires sur automobile ? Si, demain, sur un territoire, les atteintes aux biens baissent de 10 %, et notamment les vols d’accessoires sur les véhicules ou les vols à la roulotte, mais que dans le même temps les homicides croissent de 50 %, en ne regardant que le chiffre unique, vous ne verrez pas la hausse des homicides qui sera dissimulée derrière la masse du contentieux des atteintes aux biens. Pour la sécurité de nos concitoyens qu’est ce qui est le plus important : une vague d’homicides ou une légère augmentation des vols à la roulette ? Est-il crédible, et honnête, d’additionner des données dont on sait que, pour certaines, elles sont en baisse parce que les pratiques d’enregistrement ont été modifiées[1. En 2010/2011, les autorités ont décidé de ne plus enregistrer de plainte pour les débits frauduleux commis sur Internet sans dépossession de la carte bancaire.] ? C’est bien pourquoi le chiffre unique ne veut rien dire. Enfin, ne perdons pas de vue que les statistiques policières ne reflètent pas la délinquance mais l’activité d’enregistrement des plaintes par les services de police et les unités de gendarmerie. Le taux de plainte est très faible et varie selon les infractions. Ce chiffre n’atteint que 10 % pour les violences conjugales et les viols, 30 % pour les vols avec violences et de 50 % pour les violences physiques hors ménage. Les infractions relevées par la police et la gendarmerie sont donc bien loin de ce que vivent les victimes.

N’accorde-t-on pas beaucoup trop d’importance aux statistiques de la délinquance dans le débat public ?

Il est normal que la population ait connaissance de l’évolution des phénomènes criminels dans le pays. Il est logique que nos parlementaires, et le pouvoir exécutif, puissent s’appuyer sur des données pour adapter et orienter nos politiques publiques. Les statistiques de la délinquance sont utiles au débat public et il ne faut surtout pas qu’elles soient cachées. Mais il faut savoir les interpréter, ne pas en faire un usage exclusivement politique sans s’interroger sur leur pertinence, et surtout ne pas se focaliser sur un chiffre, une seule source de données ou un seul type de statistiques.

Manuel Valls souhaitait rompre avec la « politique du chiffre » mise en place par Nicolas Sarkozy, mais n’est-ce pas le seul moyen d’obtenir des résultats ?

Non. Si les données sont essentielles à la connaissance des phénomènes criminels, à l’étude des profils des auteurs et des victimes, et à la mesure de l’efficience de nos services, le chiffre ne doit pas être l’alpha et l’oméga d’une politique publique. Par ailleurs les chiffres ne doivent pas cacher certaines évolutions criminelles qui n’apparaissent pas nécessairement dans les statistiques. Et c’est pour cela qu’il est essentiel de procéder aussi à des analyses plus fines, dites qualitatives, sur certaines formes de criminalité et notamment sur le crime organisé par exemple. Il est également nécessaire de diversifier les indicateurs et les données utilisées. Quand on aura admis que la police et la gendarmerie sont des services publics, on pourra se poser la question de la création d’indicateurs permettant de juger la perception des victimes et des usagers. C’est ce que font les Britanniques depuis des années.

*Photo : jakeandlindsay.



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Journaliste au Figaro, elle participe au lancement de la revue Limite et intervient régulièrement comme chroniqueuse éditorialiste sur CNews.

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