Encore un petit effort, et le redécoupage annoncé des régions pourrait finalement rétablir la carte des différentes gabelles telle qu’elle apparaît dans le rapport que Jacques Necker remit à Louis XVI en janvier 1781. Alors que la gauche a l’habitude de faire commencer l’histoire de France en 1792, cela ne manquerait pas de sel. Car, depuis que Manuel Valls a proposé de «réduire de moitié le nombre de régions dans l’Hexagone» d’ici à 2017, on voit fleurir ici ou là des hypothèses de découpage plus ou moins inspirées. Toutes ces cartes éludent la question, pourtant essentielle, des compétences que l’on veut vraiment assigner aux régions. Mais l’exercice du redécoupage, pour qui aime la géographie et l’histoire de notre pays, est réellement passionnant. Slate a notamment publié une carte du géographe Jacques Lévy où l’on voit un Bassin parisien élargi qui ressemble fort à ce pays de grande gabelle, où les habitants devaient acheter une quantité déterminée de sel au prix imposé. Les régions Ouest-Bretagne et Nord correspondraient, quant à elles, aux anciennes provinces franches, qui étaient exemptées de l’obligation de la gabelle tandis que l’on reconnaît à l’Est les contours des pays de salines. En revanche, au sud, la limite des provinces rédimées et des pays de petite gabelle mériterait d’être révisée.
En fait, c’est comme si certains découpages devaient persister à travers les âges. Car les frontières ont de la mémoire. Dans L’identité de la France[1. Fernand Braudel. L’identité de la France. Espace et Histoire, Paris, Arthaud, 1986, 368 pages.], Fernand Braudel raconte comment la frontière définie en 843 par le Traité de Verdun a traversé les siècles jusqu’à servir encore de limite entre les départements de la Meuse et de la Marne:
Le trait essentiel du sacro-saint traité de Verdun (août 843) est sans doute d’avoir duré des siècles dans ses stipulations et de s’être consolidé avec la complicité aveugle du temps.
Il y a plus de mille ans, en effet, que le trop vaste Empire de Louis le Débonnaire a été partagé entre ses trois fils : à Louis, la Francie orientale, c’est-à-dire la Germanie ; à Charles le Chauve, la Francie occidentale, qui deviendra la première France ; entre les deux, l’impossible Lotharingie revint au fils aîné, Lothaire, qui, prenant le titre impérial, reçut dans son lot les deux capitales – Aix-la-Chapelle au nord, Rome au sud – et, pour les relier, une absurde et interminable bande de territoire, d’environ 200 kilomètres de large sur 1500 de long.
Cette extravagance « isthmique » franchissait les Alpes et se prolongeait à travers l’Italie jusqu’au-delà de Bénévent. Les négociateurs du traité, les « experts » comme les désigne Roger Dion, l’avaient dessinée pour maintenir la fiction d’un Empire. Et s’ils avaient accordé à Louis le Germanique Mayence et un morceau de la rive gauche du Rhin – un merveilleux cadeau – c’était pour qu’il y disposât de vignobles à sa portée !
Toutes ces raisons circonstancielles (en principe précaires) n’expliquent pas, inutile de le dire, la longévité incroyable des clauses de Verdun. Car la France va rester, des siècles durant, limitée à l’est par la frontière dite des quatre rivières, Rhône, Saône, Meuse, Escaut (bien qu’elle ne les touchât en fait, sauf l’Escaut, que très imparfaitement ou pas du tout). La zone fragile de la Lotharingie, il est vrai, a duré moins d’un siècle ; mais elle a été absorbée, en 936, par la Germanie, bientôt devenue le Saint Empire Romain Germanique, et qui montrait alors une vigueur supérieure à celle des derniers Carolingiens et des premiers Capétiens. C’est donc la frontière « germanique » que la France rencontre sur la ligne des quatre rivières.
Certes, il ne s’agira pas, tant que la monarchie française ne sera pas libre du côté de l’Atlantique et de la Manche – le côté des agressions anglaises – d’une frontière tumultueuse. D’autant qu’elle est englobée, engluée de part et d’autre de son tracé, dans l’invraisemblable morcellement d’une féodalité par qui pullulent de minuscules cellules. Mais cela n’empêche pas que la frontière de l’Est ne soit vivante. En dépit des conflits et des guerres, des coups de main, des litiges, des procès incessants entre féodaux — ou à cause de ces incidents —, les populations en place, soumises à ces jeux, n’ignorent rien du tracé de la frontière. Ainsi la Biesme est, à travers l’Argonne, un maigre cours d’eau, dont on ne parle guère qu’à propos des verreries établies sur ses bords. Or l’honneur lui était échu, au traité de Verdun, d’être choisie comme limite sur un bref parcours entre le royaume et l’Empire (alors la part de Lothaire) et d’être ainsi à la limite des diocèses de Verdun et de Châlons-sur-Marne. Les habitants du pays, interrogés en 1288, savent très bien distinguer « ces qui sont par desais le dit ru, qui sont de l’Empire et ces qui sont par delai le dit ru, qui sont du roiaulme de France ». Preuve que la frontière du royaume est bien réelle pour les gens qui la traversent ou qui habitent à son voisinage. Aujourd’hui encore, la Biesme sépare le département de la Marne de celui de la Meuse et, comme à chaque département correspond un diocèse, elle sépare aussi celui de Verdun de celui de Châlons.
Le souvenir du Traité de Verdun s’est donc prolongé jusqu’à nos jours, sans doute parce que les limites politiques qu’il fixait reflétaient des réalités culturelles. Plus de cent vingt experts avaient travaillé pendant un an pour que le partage de l’Empire de Charlemagne entre ses trois petits-fils soit aussi cohérent qu’équitable. Charles accepta la partie occidentale: dans son royaume, que l’on appellera Francia occidentalis et qui était délimité à l’Est par le cours de quatre rivières -l’Escaut, la Meuse, la Saône et le Rhône, on parle le roman. Longtemps, des traces de cette frontière se sont maintenues, même inconsciemment, dans la culture locale: au début du vingtième siècle, les bateliers du Rhône n’avaient-ils pas conservé l’usage d’appeler «riau» (abréviation de «riaume», c’est-à-dire royaume) la rive occidentale du fleuve, et «empi» (pour «empire») la rive opposée?
Aujourd’hui, il est à craindre que les politiques chargés de redessiner la carte des régions négligent le legs de l’histoire, et notamment la persistance des découpages anciens. Dans Le Figaro, Jean-Luc Boeuf, expert à l’institut Montaigne, a proposé une carte audacieuse. Hormis une allusion à la Lotharingie, et donc au Traité de Verdun, il n’hésite pas à faire table rase du passé: on ne retrouve guère les régions telles qu’elles furent (mal) dessinées en 1955 et encore moins les références aux grandes provinces historiques.
C’est une construction intellectuelle certes intéressante, mais elle oublie la dimension historique par laquelle, souvent, les habitants s’identifient à leur région. Si l’on excepte la Lotharingie, qui est une appellation plutôt artificielle dans la mesure où l’éphémère royaume de Lothaire ne fut pas français, les noms des régions reflètent ici un positionnement simplement géographique: Le Nord, le Sud-Est, l’Arc méditerranéen, le Centre, l’Atlantique, l’Ouest… Or, lorsque j’étais professeur dans le Loir-et-Cher, j’avais été frappé par le déficit d’identité de la région Centre: comment appelle-t-on ses habitants? Les Centriens? Les Centraux? Les Centristes? Souvent, les habitants eux-mêmes continuaient à utiliser de façon significative le nom des anciennes provinces: Orléanais, Touraine, Berry.
L’identité régionale se construit dans la durée. Il sera difficile de faire disparaître des régions historiques ou ayant une forte identité culturelle, telles que la Bourgogne, la Bretagne, la Normandie, la Corse ou l’Alsace. Imaginons que la Normandie disparaisse dans une grande région Ouest qui s’étendrait de l’estuaire de la Loire à celui de la Seine: un habitant de Caen n’aurait-il pas du mal à accepter Nantes comme capitale, d’autant plus qu’aucun axe, autoroutier ou ferroviaire, ne relie directement ces deux villes? Cela pose la question de la taille des régions: trop grandes, elles diluent une fois de plus les particularismes locaux et les habitants risquent de ne pas de s’y reconnaître. D’ailleurs, l’histoire ne nous enseigne-t-elle pas qu’une simplification extrême de la carte des régions est vouée à l’échec?
S’il ne tient pas compte de l’histoire et des sentiments d’appartenance des habitants, un nouveau découpage risque donc d’exacerber les susceptibilités locales: les Français, qui ne cessent de manifester leur attachement à une identité et à des racines, auraient une fois de plus l’impression d’être méprisés par des technocrates. On ne peut pas les réduire, en effet, à de simples usagers d’un territoire, comme s’ils étaient acculturés et amnésiques, et juste bons de surcroît à payer des impôts… Les impôts; la gabelle: on y revient.
*Image : wikimedia.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !