Ça recommence, ou plutôt ça continue. Le discours de politique générale de Manuel Valls devant l’Assemblée Nationale a repris pour les aggraver les orientations annoncées par le chef de l’État lors de sa conférence de presse du mois de janvier. Sous les applaudissements des médias d’information.
J’avais dit dans ces colonnes que ces lieux communs reposaient sur l’ignorance mais masquaient aussi beaucoup d’arrière-pensées.
Comme les propos de François Hollande, ceux de Manuel Valls ont reçu le soutien empressé des éditocrates qui n’ont pas de mots assez durs pour qualifier la démocratie locale : « mille-feuilles illisible, corporatisme, gaspillage, clientélisme ». Considérant que le monde civilisé s’arrête au périphérique parisien, ils n’ont absolument aucune idée du fonctionnement réel de cette France décentralisée. Que celle-ci doive évoluer, se réformer, cela n’est pas contestable, et c’est d’ailleurs ce qui se passe depuis trente ans. Mais cette fois-ci, ce que l’on prétend indispensable et urgent, c’est la mise à bas de l’édifice. En omettant de rappeler que 450 000 Français qui s’investissent de façon massivement bénévole pour se mettre au service de leurs concitoyens est une richesse. Que les collectivités locales sont, au contraire de l’État, assujetties à la règle d’or, puisqu’il leur est interdit d’avoir des budgets en déséquilibre. Que 80 % de l’investissement public hors budget de défense est assuré en France par ces mêmes collectivités. Et l’on pourrait poursuivre.
Alors, que nous a donc annoncé Manuel Valls ? «Les Régions pourront proposer de fusionner, mais en l’absence de propositions après les régionales et les départementales de 2015, le gouvernement proposera une carte, et elle sera établie pour le premier janvier 2017.» Grosses ficelles. Il y a fort à parier que les rapports de force politique seront bouleversés l’année prochaine et qu’il sera mis fin à l’hégémonie de la gauche sur les régions. Les nouvelles directions seront donc invitées à se regrouper volontairement et elles n’auront que quelques mois pour le faire ? Sur quelles bases ? Ce sont des questions complexes. La géographie, l’économie, l’histoire, les traditions vont jouer un rôle. Et si l’on interroge les habitants, il y a toutes les chances, comme cela a toujours été le cas, que le vote populaire s’y refuse. (Alsace et Corse). Mon Dieu qu’ils sont pénibles ces électeurs à penser le contraire des experts parisiens… Mais, si l’on a bien compris, « on vous demande votre avis, vous voterez, mais si ça ne nous convient pas, on passera outre. Et en janvier 2017, c’est-à-dire après moins de deux ans de mandat (sur six) des Régions élues en 2015, et juste avant les prochaines présidentielles et parlementaires, on redécoupe au mieux de nos intérêts ». Joli. Et le caractère constitutionnel de cette méthode ne saute pas aux yeux.
Le Premier ministre a aussi annoncé vouloir supprimer les conseils généraux «à l’horizon 2021» tout en nous informant de «la suppression de la clause de compétence générale. » Mais, en 2021 il y aura un autre Président de la République et un autre parlement depuis quatre ans ! Et il faudra modifier la Constitution !
Quant à la clause de compétence générale, c’est celle qui permet aux trois collectivités territoriales (Commune, Département, Région) de prendre des décisions, au-delà des compétences strictes qui leur ont été données au départ, dès lors qu’elles justifient l’intérêt communal, départemental ou régional. Pourquoi la supprimer ? C’est là que le masque tombe. Que s’exprime cette défiance vis-à-vis de structures élues démocratiquement, après débats et délibérations populaires. Il faut empêcher que les mandataires aient la possibilité de prendre des mesures dans l’INTERÊT de leurs mandants. La vraie raison de l’offensive lancée contre les institutions décentralisées procède bien de cette volonté d’une démocratie sans le peuple. Une démocratie sans « démos » comme le dit explicitement l’ouvrage au titre éponyme d’une de ses théoriciennes[1. Catherine Colliot-Thélene, La démocratie sans « démos », PUF, 2011.].
Il s’agit de priver la partie décentralisée de la sphère publique de ses capacités d’initiative politique. Ce qui d’ailleurs est tout à fait logique. Le dispositif adopté en 1982 était antérieur aux évolutions de la construction de l’Union Européenne dans les années 90. Tous les traités ont consacré la juridicisation des politiques publiques. Par conséquent, tout ce qui relevait auparavant de la souveraineté politique, conjoncturelle et réversible, notamment en matière économique et monétaire, a été ossifié dans des règles à valeur constitutionnelle qui surplombent le droit national. La perte des souverainetés nationales, et populaires ne s’est pas faite au profit d’une souveraineté européenne dont surtout on ne voulait pas. Comme le dit Frédéric Lordon : « c’est la souveraineté en son principe dont il s’agissait de se débarrasser, la disparition de tout pôle de puissance publique étant bien faite pour laisser le champ libre aux puissances privées. »[2. Je ne saurai trop conseiller la lecture de son dernier ouvrage : La Malfaçon. Éditions Les Liens Libèrent. Mars 2014. Il y préconise la sortie de l’euro mais au travers d’une démonstration d’abord politique avant d’être économique.]
L’État central est désormais un modèle d’impuissance, il s’agit maintenant de s’attaquer à la démocratie locale. Après les cohabitations de 86-88,93-95, et 97-2002, les Français se sont lassés de ce système, mais ont mis en place une forme de cohabitation beaucoup plus discrète. Papa à l’Élysée, maman à la mairie. Pour mettre de l’ordre, on a élu des présidents de droite, pour être protégé, on a élu des maires de gauche, et des présidents de régions et des départements pour optimiser l’effet d’amortisseur de la crise apportée par les collectivités locales. Ce système a connu son apogée aux élections locales de 2008. L’élection de François Hollande en 2012 a bouleversé la donne. Ce qui fut d’abord et avant tout la défaite personnelle de Nicolas Sarkozy a amené au pouvoir d’État des équipes sans consistance à forte tradition de soumission. Résultat, catastrophe électorale et une quasi-disparition du socialisme municipal. Alors, l’occasion est belle d’essayer de se débarrasser de ce qui reste encore d’instances démocratiques, c’est-à-dire où la politique mise en œuvre relève encore, dans le cadre d’une démocratie représentative, de la délibération et de la décision populaire.
Avec les arguments habituels : gabegie, clientélisme, corruption pour les pires. En oubliant de rappeler quelles sont les missions de ces collectivités qu’on accuse de la rage (en général, les maîtres penseurs n’en ont aucune idée). Et en se gardant bien de dire, comment et par qui elles seront exercées à l’avenir. Le département, auquel d’ailleurs les Français sont identitairement attachés s’occupe de l’essentiel des missions sociales et de bien d’autres choses encore. L’État déconcentré est organisé lui aussi sur le plan départemental. Si l’on supprime cet échelon, il y aura deux solutions. Soit ces missions seront toujours prises en charge et il faudra donc en maintenir les ressources. Où serait alors l’économie ? Soit plus probablement elles disparaîtront avec l’instance qui les assumait. L’enjeu est celui-là.
Finalement, cette volonté de restreindre (démanteler ?) l’espace public local à la fois pour l’adapter à l’UE, la mondialisation libérale, et aux politiques d’austérité, obéit aussi à une logique de défiance vis-à-vis de la souveraineté populaire et par conséquent de la démocratie. Que nos élites commencent à vraiment détester. Donnant raison à Jacques Rancière quand il nous dit le caractère profondément scandaleux, pour elles, du pouvoir du peuple :
« La démocratie, gouvernement de tous, est le principe qui délégitime toute forme de pouvoir fondée sur les « qualités » propres de ceux qui gouvernent. Fondée sur l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui, la démocratie n’est ni une forme de gouvernement qui permet à une oligarchie politico-financière guidée par ses experts de régner au nom du peuple, ni cette forme de société que règle le pouvoir de la marchandise. »[3. Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005.]
*Photo : LCHAM/SIPA. 00681231_000005.
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