La neuvième journée d’action contre les retraites confirme que le peuple français demeure merveilleusement rebelle. Jérôme Leroy salue ici son courage.
Et soudain, dans le cortège lillois, au moment où il est arrêté par un premier mur de lacrymogènes et des feux de poubelles, cette pancarte en carton, brandie par une étudiante: « Le sens de l’histoire ».
C’est tout.
Et c’est assez. Assez pour résumer ce qui se joue en ce 23 mars pour cette neuvième manifestation.
Pour paraphraser le regretté Frédéric Fajardie, dans un de ses meilleurs romans, Jeunes femmes rouges toujours plus belles, la jeune hégélienne est toujours plus belle, qui nous rappelle que ce qui cherche à se réaliser dans l’histoire, c’est la Raison. Et que la Raison est évidemment dans les cortèges partout en France, qui veulent une société où ce n’est pas l’homme qui est au service de l’économie mais l’économie qui est au service de l’homme, comme a pu aussi le rappeler le Pape François dans un colloque à Assise en septembre.
Il n’y a aucune raison rationnelle à travailler plus, il y aurait même une sorte de folie à le faire, écologique, sociale, humaine. Tous les arguments exténués qui ont été sortis par les pitoyables porte-cotons de la très incertaine majorité présidentielle et relayés par les nouveaux valets 2.0 que sont les journalistes spécialisés en économie des chaines infos se heurtent à cette évidence : le peuple descend toujours et encore dans la rue, c’est lui qui fait l’histoire, sous nos yeux rougis par les gaz.
Ce coup-ci, les vieux manifestants pacifiques comme votre serviteur ont senti que ce serait un peu plus tendu que précédemment et ont apporté les ampoules de sérum physiologique et les FFP2 pour pouvoir continuer à marcher sur certaines portions du parcours.
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Que vont-ils ressasser, ce soir à la télé, ces inlassables écholaliques, ces psittacistes hallucinés : que l’espérance de vie augmente et justifier ainsi de travailler plus ? Que des « équilibres budgétaires » sont nécessaires même s’ils se font dans l’unique intérêt du capital et jamais du travail, des premiers de cordée et jamais des salariés à qui on ordonne, à l’occasion, de payer pour sauver les banques qui spéculent comme au casino ? Que la réforme est de gauche comme l’a osé le très orwellien Dussopt pour qui sans doute, la liberté, c’est l’esclavage ?
Toutes ces redites ne sont plus d’aucun effet sur cette foule qui est, l’étudiante a raison, dans le sens de l’histoire. Seul le zombie de l’Elysée, qui est mort et qui ne le sait pas, qui la prochaine fois qu’il s’adressera aux Français, choisira sans doute France Bleu Mayenne à 3 heures du matin pour aller jusqu’au bout du déphasage, y croit encore.
Tous les paris sur la résignation et sur la peur faits par ceux qui, pour reprendre la chanson des Canuts d’Aristide Bruant, sont « le linceul du vieux monde » ont manifestement échoué. Comment ne pas se sentir, à ce moment, par ce printemps frisquet, fier de ce peuple qui persiste à dire non alors qu’on aura tour à tour fait preuve avec lui de « pédagogie » – quel mot méprisant en politique – et d’intimidation, qu’on lui aura imposé un projet sans vote effectif de ses représentants en utilisant tous les recoins d’une Constitution dénaturée et qui, à rebours de toutes les prévisions, a au contraire accentué sa mobilisation.
Bien sûr, quand on montre la lune à l’imbécile, il regarde le doigt, ou plutôt, on voudrait qu’il regarde le doigt : scènes de violences, d’incendies, de guérilla urbaine. À la longue, une fraction de la jeunesse a fait le choix de la violence réelle, malgré la sagesse de l’intersyndicale, la maturité politique et médiatique des deux anciens frères ennemis Martinez et Berger, contre la violence symbolique et insultante du pouvoir qui a culminé avec le 49-3 et la dernière intervention de l’élu par défaut.
Je prends les paris que dans les jours qui viennent, les journalistes de plateau répèteront, comme les flics qu’ils sont, la même question aux syndicalistes et aux élus de gauche : « Est-ce que vous condamnez les violences ? » Évidemment qu’ils les condamneront, car elles sont condamnables mais il leur faudra aussi, inlassablement, retourner la question aux auxiliaires de police télégéniques: « Et vous, est-ce que vous condamnez la violence du pouvoir, ce que Pasolini appelait l’anarchisme du pouvoir quand celui-ci se croit sans limite ? Est-ce que vous condamnez Macron et son monde ? » Mais peu importe qu’ils répondent ou non, mardi 28 mars, ça recommencera. Et je sais déjà que la jeune hégélienne sera là, dans « le sens de l’histoire ».