L’usage du 49-3 ne scandalise pas notre chroniqueur, qui n’a jamais pensé un instant que nous vivions en démocratie. De là à accuser le gouvernement d’Elisabeth Borne et Emmanuel Macron de verser dans le fascisme, il y a une marge, dit-il. Et les manifestants devraient avoir un objectif plus consistant que la simple abolition d’une loi (déjà votée) ou le recours à un référendum (qui ne se fera pas): et si on se souciait de rétablir la République?
Frédéric Magellan, dans Causeur, a parfaitement résumé les derniers développements législatifs : « Le 49-3, écrit-il, est devenu ces dernières décennies le symbole de la « monarchie présidentielle »… » Son historique de notre Vème République est tout à fait précieux et remet les idées en place : c’est dans l’urgence de la guerre d’Algérie et d’une IVème République « à bout de souffle », minée par les excès du parlementarisme que De Gaulle s’est concocté une Constitution qui lui allait comme un gant : des habits démocratiques pour un Etat organisé autour de sa personne et de sa volonté. Plutôt que de rétablir la monarchie, Mongénéral s’est établi en monarque.
Évidemment, dès que les successeurs diminuent de taille, l’habit fait pour le Grand Charles se révèle trop ample, il flotte autour des politiciens de seconde zone que les Français ont portés au pouvoir depuis le début des années 1970. D’où les accusations, de plus en plus véhémentes, visant à qualifier de dictateurs en herbe les présidents successifs: Giscard par excès de mépris, Mitterrand par excès de cynisme, Chirac par excès de fainéantise, Sarkozy par excès de précipitation, Hollande par excès de poids et Macron par excès de narcissisme, comme dit l’excellent Jérôme Leroy.
La démocratie, ce n’est pas forcément la chienlit
Je suggère à ceux qui traitent de dictateur en herbe l’actuel chef de l’État d’aller voir à quoi ressemblent de vraies dictatures, dans le passé comme dans le présent.
Je leur suggère aussi d’étudier sérieusement ce que furent les grandes démocraties. Athènes au Vème siècle, quand n’importe quel dirigeant pouvait être banni de la cité par vote direct — et qu’Aristide, le grand rival de Thémistocle, menacé d’un tel vote en 483 av. JC, avait trouvé en lui assez de vertu pour écrire son propre nom sur l’ostrakon que lui tendait un citoyen analphabète, et qui ne le connaissait pas.
Ou Rome pendant deux ou trois cents ans. Et encore la République romaine avait-elle régulièrement recours au service d’un « dictateur » en période de crise: la démocratie s’y est éteinte avec l’élimination des Gracques, entre 133 et 121 av. JC.
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Et c’est tout: la démocratie ne peut exister que dans des espaces géographiques très restreints, favorables à l’expression directe et au vote à main levée. Elle est le système politique de l’agora ou du forum. Quand un État prend une certaine expansion, quand on est obligé de passer par des élus qui ne représentent le plus souvent qu’eux-mêmes et votent des lois iniques sur l’âge de la retraite quand eux-mêmes ne craignent rien à ce niveau, on n’est plus en démocratie. Inutile de verser des larmes. Le mot démocratie est une écharpe dont se sont parés des hommes politiques de tous bords qui se souciaient avant tout de leur destin personnel.
Allons jusqu’au bout de l’ignominie et de l’hypocrisie. Les États-Unis ont fait un million de morts en Irak, 50 000 de plus en Afghanistan, sous prétexte de frotter des dictatures avec un peu de démocratie. On voit le résultat. Les États occidentaux prétendent donner des leçons à la Chine, qui ne s’en émeut guère et fricote tranquillement avec le Kremlin. Les Fils du Ciel, comme ils disent, savent depuis lurette que la démocratie ne s’applique pas à un territoire de presque 10 millions de km2, peuplé de 1,4 milliards d’hommes. Tout comme Poutine n’a jamais pensé la Russie (17 millions de km2 et 146 millions d’habitants) comme une démocratie. Si le fait que Xi Jinping et l’inamovible Vladimir — pour ne pas parler d’Erdogan — ont été régulièrement élus nous fait rire, c’est justement parce que la démocratie n’est qu’une enveloppe vide.
Là-bas comme ici. La France s’offre des taux d’abstention magistraux: quelle est la légitimité d’un président élu par 58% de 70% de votants ? Et nous prétendons donner des leçons aux autres ?
La République ne se résume pas à l’étiquette qui figure sur la Constitution. La France fut une république fugacement, de 1792 à 1795, et très brièvement en 1848-1850. Fin de l’histoire des Républiques. Depuis, on a surchargé « république » avec « démocratie » — un peu comme les hommes infidèles offrent des fleurs à leur épouse au sortir des bras de leur maîtresse.
Ce ne fut pas la seule surcharge. « Participative », « régionalisée », « européaniste » (on a vu avec le retournement par le Congrès du vote populaire sur la Constitution européenne en 2005 ce que signifiait « démocratie » pour ces gens-là) sont autant de sobriquets accolés à « république » afin de vider le mot de son sens par surcharge cognitive, et de continuer à faire des affaires.
C’est un phénomène courant, on fait la même chose avec « laïcité », désormais « ouverte », comme les cuisses du même nom, afin que tous les particularismes religieux s’y engouffrent, pile et face.
Restaurer une sainte crainte
Il faut revenir à la république vraie — qui n’est pas la démocratie. La Convention, entre 1792 et 1795, avait 795 députés (sauf ceux à qui on coupa la tête au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient des mœurs républicaines), et c’est bien suffisant. Et ces députés devaient des comptes à ceux qui les avaient élus. Sur leur vie. Aujourd’hui, ils geignent quand on caillasse leurs permanences. Ils se votent régulièrement des lois spéciales qui leur permettent d’échapper au courroux du peuple. Le président de la République se lance dans des distinctions byzantines entre le peuple et la foule: on voit qu’il ne craint pas pour sa tête.
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C’est que nous sommes en démocratie, pas en république. C’est la République qui a coupé la tête de Louis XVI, et exécuté les prêtres réfractaires. Seule une république vraie peut restaurer chez les élus et chez les fanatiques de tout poil une sainte crainte — et s’il faut passer par une révolution pour y arriver, pourquoi pas ? Une révolution n’est point un dîner de gala, elle ne s’accomplit pas dans le raffinement, l’aisance et l’élégance, avec douceur, calme, respect, modestie et déférence (oui, c’est une citation…). Et s’il faut en passer par l’émeute pour disqualifier les représentants du peuple, n’en déplaise au président de la République qui a fustigé le procédé…
Mais je ne suis pas sanguinaire. Je suggère d’enrôler les élus défaillants pour repiquer le riz en Camargue jusqu’à 64 ans.
Nous sommes allés au bout de l’illusion démocratique, celle qui permet à un gouvernement de se plier aux ordres d’alliés incertains ou de laboratoires douteux, et d’imposer à un peuple égaré des mesures autoritaires bien dignes du centrisme totalitaire qui pèse aujourd’hui sur le pays.
Addendum J’ai lu ce mois-ci, à petites gorgées délicieuses, le recueil des articles que Patrick Besson a écrits ces dernières années, et qu’il publie sous le titre, emprunté à cette vieille crapule stalinienne d’Aragon, Est-ce ainsi que les hommes vivent. Je le conseille, comme contre-poison, à tous ceux qui croient penser bien. Imaginez que Besson note, l’air de rien, pp. 357-359, que l’Ukraine et les Ukrainiens n’ont jamais existé, que la Crimée a toujours été un territoire russe, et qu’aucun historien ou écrivain sérieux, de Tolstoï à Mallet & Isaac en passant par Tchekhov, n’a jamais évoqué ce pays autrement que comme province russe. Mais Besson, d’origine croate par sa mère et russe par son père, est un pro-serbe inexpugnable qui pense mal, mais qui écrit bien. Patrick Besson, Est-ce ainsi que les hommes vivent ?, Albin Michel, janvier 2023, 475 p. |
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