Propos recueillis par Élisabeth Lévy et Gil Mihaely
Des esprits taquins pourraient insinuer que Marcel Gauchet est à Causeur ce que les francs-macs sont à nos hebdos : un réflexe. À la réflexion, le directeur du Débat entrerait plutôt dans la catégorie « phare de la pensée » ou « guide spirituel ». Disons qu’avec Alain Finkielkraut et Philippe Muray, il fait partie de notre sainte trilogie – chacun intervenant dans Causeur dans les formes qui conviennent à son état. Autrement dit, ces trois-là – et beaucoup d’autres qui nous font l’amitié d’être présents dans ces pages – sont des éclaireurs : leur pensée est une inépuisable mine de munitions et autres farces-attrapes pour quiconque tente de comprendre (ce qui conduit généralement à la combattre) notre plaisante époque. Cette conversation au long cours et à plusieurs voix est ce que nous avons, chers lecteurs, de mieux à vous offrir – le « plus produit » Causeur, dirait-on en langue marketing.
Alors, bien sûr, quand l’actualité semble interpeller l’un d’eux, cela nous démange de le questionner. À nos risques et périls : Muray s’esclaffait quand on lui faisait remarquer que le retour de la guerre signifiait que l’Histoire n’était pas si finie que ça ; Marcel Gauchet sourit quand on avance que les Manifs pour tous, avec leur genre plus ou moins marqué de Catho Pride, sont peut-être le signe que nous sortons de la « sortie de la religion ». Des preuves de religion ne font pas un monde religieux, rétorque-t-il en substance. Que l’on soit ou non convaincu par sa démonstration, elle permettra à chacun de savoir un peux mieux l’Histoire qu’il fait – ou celle à laquelle il assiste.
Causeur. La Manif pour tous a rappelé à notre souvenir une France inconnue, en tout cas des médias, dont l’identité semble devoir plus à la foi catholique qu’à la République. Cette mobilisation ne contredit-elle pas votre thèse selon laquelle le catholicisme est la religion de la « sortie de la religion » ? Le monde est-il aussi désenchanté que ce que vous affirmiez il y a trente ans[1. Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Gallimard 1985.]?
Marcel Gauchet. Permettez-moi de vous faire remarquer que cette objection n’est pas franchement neuve. Lorsque j’ai formulé ce diagnostic, en 1985, on n’a pas manqué de me rappeler que la révolution islamique en Iran avait eu lieu quelques années auparavant… Je m’en étais aperçu, figurez-vous. Si j’avais prétendu que le monde en avait fini avec les croyances religieuses, je me serais effectivement trompé dans les grandes largeurs. Sauf que la sortie de la religion ne signifie nullement la disparition des croyances et des identités religieuses, mais l’effacement de l’organisation religieuse des sociétés, c’est-à-dire notamment d’une manière de penser et de définir le pouvoir politique. Un pouvoir démocratique, désigné par la société au lieu de s’imposer à elle, est par essence un pouvoir sorti de la religion puisqu’il est désigné par la société au lieu de s’imposer à elle.
En ce cas, peut-être que la religion elle-même est sortie de la religion…
En effet, la manière dont les croyants comprennent leur propre foi à titre personnel et dont ils entendent la vivre collectivement a complètement changé. Une institution comme l’Église catholique − fondée sur l’autorité, structurée autour d’une bureaucratie centralisée et la définition d’un dogme − est en décalage radical par rapport à la masse de ce qui lui reste de fidèles, qui n’écoutent que d’une oreille distraite ce qu’elle peut leur raconter, notamment au sujet de leur comportement familial et sexuel.
D’accord, il y a eu effacement de l’organisation religieuse du monde, pas de la religion. Reste que c’est bien l’appartenance religieuse qui a été le moteur de la protestation contre le mariage gay.
Je n’en suis pas certain. Je crois plutôt que c’est l’attachement à la famille traditionnelle qui a structuré le mouvement.[access capability= »lire_inedits »] Nous vivons dans des sociétés démocratiques, égalitaires et laïques au sein desquelles a longtemps subsisté un îlot familial étrange obéissant à des normes foncièrement inégalitaires et hiérarchiques : inégalité des sexes, inégalités des générations – un reste d’organisation religieuse, justement. La logique démocratique et égalitaire a fini par gagner et par dissoudre ce bastion : le mariage homosexuel, c’est-à-dire la formation d’une famille par une union entre des individus dissociée de l’identité sexuelle et des rapports de filiation naturels est l’aboutissement de cette évolution. Il a joué comme un révélateur. C’est une protestation contre ce changement qu’a exprimé la Manif pour tous, chez des gens dont la conviction religieuse n’était pas forcément la motivation première.
Mais pourquoi une telle mobilisation si ce passé est définitivement révolu ?
C’est précisément au moment où le passé finit de s’effacer que les gens prennent conscience de sa disparition. Pour beaucoup, c’est un véritable choc culturel et on peut le comprendre, étant donné l’ampleur du bouleversement. D’où leur réaction qui est en fait une réaction cathartique d’adaptation à une rupture historique déjà consommée.
Sans doute, mais ne sous-estimez vous pas la composante religieuse de ce mouvement ?
De quelle « religion » parle-t-on ? De fait, le statut des femmes, des enfants et de la famille reste le refuge d’une conception religieuse de la société qui se définit à l’encontre de la vision égalitaire et démocratique dominante. Mais cette conception religieuse peut fonctionner indépendamment de toute foi personnelle, comme dans l’autre sens la foi n’empêche pas beaucoup de croyants d’adhérer politiquement à la norme démocratique. Si l’adhésion religieuse – pas seulement catholique d’ailleurs – a été l’un des moteurs du combat contre la loi Taubira, y ont aussi participé des non-croyants qui conservent un attachement à cette organisation sociale disparue. Ce mouvement, qui est également en phase avec une demande sociale diffuse d’un ordre qui concilie les libertés individuelles et un minimum de cohérence collective, a rassemblé un spectre d’options assez large : c’est ce qui le rend si difficile à cerner.
Mais vous allez cependant essayer…
Essayons ! Le fait principal me paraît être l’identitarisation de ce qui reste du catholicisme en France. Jusqu’à présent, l’affirmation identitaire et les postures victimaires qui l’accompagnent étaient l’apanage de minorités. En France, le catholicisme est longtemps demeuré en dehors de cette logique parce qu’il était façonné par sa vocation majoritaire. En dépit de la diminution du nombre de croyants, les catholiques continuaient de se penser et de se comporter comme si leur rôle était de dire le Bien pour la collectivité. Le « mariage pour tous » a été un déclencheur. Ils ont réalisé qu’ils étaient devenus une minorité au sein du paysage français. Ils ont agi en conséquence.
Il est vrai que les pratiquants sont ultra-minoritaires, mais en diriez-vous autant des « cathos culturels » ?
Si nous parlons de gens qui se définissent consciemment par un rattachement au catholicisme, je doute que l’ensemble dépasse les 20% de la population. Et ils sont encore moins nombreux chez les jeunes. La culture chrétienne continue sans doute d’informer inconsciemment les esprits, mais elle a cessé d’être une référence déterminante. L’ignorance en ce domaine est galopante au sein des jeunes générations.[/access]
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