À en croire ses partisans comme ses opposants, le mariage homosexuel serait devenu l’un des principaux marqueurs du clivage droite/gauche. En d’autres termes, comme l’a dit un responsable socialiste, « la gauche sociale serait inséparable de la gauche sociétale ». On peut au contraire penser que cette nouvelle orientation s’inscrit dans la fuite en avant d’une gauche qui ne sait plus comment être sociale.
Au lendemain de l’élection de François Hollande, l’instauration du mariage homosexuel semblait aller de soi. C’était en quelque sorte une évolution naturelle et personne ne s’attendait à l’ampleur et à l’obstination de la protestation. Cela montre à quel point un certain milieu politico-médiatique est coupé d’une bonne partie de la société et de ses préoccupations. Certes, le débat a eu lieu mais, dès le début, il était clair que le gouvernement – qui n’en est pourtant pas à une promesse non tenue près – n’avait pas la moindre intention de céder d’un iota. C’est que la gauche en a fait une question de principe : la reconnaissance du mariage gay et de l’homoparentalité s’inscrirait dans un grand mouvement historique défini comme la marche vers l’égalité. Carlo Rosselli, militant socialiste antifasciste italien, disait que « le socialisme, c’est quand la liberté arrive dans la vie des gens les plus pauvres ». Désormais, un seuil a été franchi : l’égalité investit le champ anthropologique pour s’appliquer à la conception de la vie et de la filiation. La gauche ne mesure pas les effets de ce changement de registre.[access capability= »lire_inedits »]
Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut revenir à ce que j’ai appelé le « gauchisme culturel[1. Mai-68, l’héritage impossible, La Découverte, 2006.] », qui prétend changer la société non par la violence révolutionnaire, mais « en douceur », en faisant évoluer les mentalités par la pédagogie et par la loi. Cette conception d’une loi qui aurait pour fonction de changer les mentalités revient à vouloir rééduquer un peuple considéré comme « beauf » et arriéré. Or, ce gauchisme culturel a occupé le vide laissé par le renoncement de la gauche à incarner une alternative économique et sociale. La substitution est intervenue dans les années 1983-1984, au moment où le PS a pris le « tournant de la modernisation » – c’était le fameux « ni, ni » de Mitterrand. Le problème, c’est que ce virage n’a jamais été assumé. On change sans dire qu’on change – donc sans le penser.
L’héritage de Mai-68 en morceaux est alors disponible pour une gauche qui ne sait plus où elle va. Nombre d’anciens soixante-huitards vont intégrer le Parti socialiste. S’ils ne croient plus aux « lendemains qui chantent », ils n’ont pas renoncé à l’idée d’une révolution culturelle qui se déploierait dans le domaine des mentalités et des mœurs, puis se répercuterait dans le champ politique. C’est le début de la conversion de la gauche au « Black-Blanc-Beur », au multiculturalisme, au modernisme branché…
Depuis, de fausses alternatives sont assénées aux Français : soit vous êtes progressistes dans tous les domaines, soit vous êtes réactionnaires ; soit vous êtes modernes, soit vous êtes ringards ; soit vous êtes pour le mariage homosexuel, soit vous êtes homophobes.
Choisissez votre camp !
Or, il est frappant d’observer, aujourd’hui, le retour en force de ce gauchisme culturel dans un moment où beaucoup de promesses, sur le plan économique et social, ont été abandonnées par François Hollande. Du coup, la question de l’homoparentalité apparaît comme une ligne de fracture fondamentale, au point que les élus ou militants socialistes qui ne partagent pas l’orientation du Parti sont quasiment privés de parole. Ce sectarisme, qui désigne d’emblée le bon camp et assigne systématiquement l’adversaire à l’extrême, est devenu insupportable à une bonne partie de la population. La gauche n’a pas compris grand-chose aux manifestations de masse contre le mariage homosexuel, sans doute parce qu’elle se considère comme la seule dépositaire légitime du « mouvement social » – devenu dans les faits un mouvement hybride par adjonction ou substitution des revendications de différents groupes ou communautés aux vieux mots d’ordre républicains et du mouvement ouvrier. Imaginez sa stupéfaction face à ces drôles de citoyens qui viennent manifester du fond de nos provinces. Qui plus est, ce sont des catholiques qui ne correspondent pas aux images caricaturales qu’on leur colle. Alors, comme pour mieux conforter ses vieux schémas, elle se polarise sur les prières de rue, les casseurs et les fanatiques dont les images passent en boucle à la télévision. Le gauchisme culturel ne manque pas de relais dans les grands médias et dans le milieu du show-biz qui vivent, parlent et pensent dans l’entre-soi, sans voir qu’une bonne partie de la société a décroché et en a plus qu’assez de leur hégémonie culturelle et de la façon dont ils dominent le débat public.
Face à une France qu’elle ne comprend pas, la gauche invoque rituellement le danger de l’extrême droite. Soyons clairs : le risque de récupération existe, y compris de ce côté-là. On aurait tort de sous-estimer la progression de l’extrême droite et de rester aveugle à sa recomposition. Mais on ne la combattra pas par la dénonciation incantatoire du populisme ou du fascisme version années 1930, ni par la disqualification de la contestation.
La liberté de penser et de débattre est une exigence démocratique essentielle dans cette période critique de notre histoire. Quand on évacue d’emblée toute discussion de fond sur l’homoparentalité, mais aussi sur d’autres questions qui préoccupent les Français, comme la nation, l’immigration et l’islam, on risque de faire resurgir un vieux fond d’extrémisme plus ou moins « refoulé ». Dans ce face-à-face délétère avec l’extrême droite, érigée au rang d’adversaire attitré, le gauchisme culturel, à sa façon, se nourrit largement de la menace qu’il dénonce. Dans la situation chaotique que nous vivons, il n’est pas exclu qu’un mouvement de balancier confirme ces sombres prédictions.[/access]
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !