Difficile d’apprécier la situation de l’Église catholique en France après le premier acte de la querelle sur le droit des homosexuels de se marier et d’avoir légalement des enfants. Sa position est évidemment renforcée : les catholiques ont montré qu’ils pouvaient faire masse et persévérer dans l’affirmation de leur position, ce qui a surpris et exaspéré les laïques de profession, mais leur a attiré aussi des sympathies à l’extérieur. Cependant, le catholicisme s’est peut-être, en l’occurrence, moins affirmé qu’il n’a profité des maladresses et contradictions du camp adverse, que l’on a vu osciller entre l’éloge du débat et la crainte de débattre : « Le débat a déjà eu lieu ! » ; « C’était un engagement présidentiel ! » ; « Cette loi n’enlève rien à personne ! » ; « Les opposants sont homophobes ! » Pour mieux comprendre ce choix d’étouffer le débat, il faut lire ceux qui, au-delà du refrain égalitariste, apparaissent comme les théoriciens d’un projet qui va bien plus loin que la loi Taubira. Le futur qu’ils dessinent est pour le moins inquiétant : découplage de la génération et de la filiation (l’adoption devenant le modèle de la parenté), apparition de familles à trois pattes…, avec comme horizon, grâce à la PMA généralisée et à la GPA, une reproduction délivrée de la rencontre homme/femme, autrement dit une humanité où les faiblesses du corps propre ne borneront plus nos rêves de toute-puissance. Une humanité sans limites.
Si ces faramineuses perspectives n’ont pas suscité plus d’inquiétudes, c’est, bien sûr, à cause du voile d’ignorance que déploie devant elles l’idéologie du progrès : après le divorce, l’avortement, la contraception, le divorce par consentement mutuel, le PACS, le mariage gay était la marche suivante, la suite inéluctable. Vulgate d’autant plus prégnante que l’Église se trouvait chaque fois au premier rang des opposants, donnant elle aussi l’impression qu’elle ressassait la même rengaine. Du coup, les réflexions des responsables religieux ont eu peu d’écho, et encore moins d’influence sur les parlementaires.
Ce qui a finalement ému l’opinion, c’est la situation des enfants concernés, point sur lequel les Manifs pour tous ont efficacement insisté.[access capability= »lire_inedits »] C’est ainsi que l’acceptation (réticente) du nouveau mariage s’est conjuguée au refus que soit changé le régime de la filiation ou étendu le droit à la PMA. En définitive, on croyait que ceux qui s’identifient plus ou moins comme catholiques allaient se marginaliser. Ils ont au contraire été le noyau actif autour duquel s’est cristallisée une protestation plus large, qui a débordé sur la culture laïque, comme le montre la fronde des sénateurs chevènementistes. Preuve qu’en France, le « tout à la liberté individuelle » ne bute pas seulement, comme ailleurs en Europe, sur une empreinte religieuse qui s’efface, mais aussi sur une morale collective non religieuse, dite républicaine – la même qui, dans le passé, s’est opposée au port du voile et à la burqa.
Que la majorité de l’épiscopat et de la presse catholique n’aient pas anticipé le succès, cela a de quoi intriguer. Habituée à jouer perdante, c’est-à-dire à s’incliner après avoir exposé ses objections, l’institution ne voyait qu’une alternative : imposer ses vues ou s’aligner. Il semble que les choses soient désormais plus compliquées. On entend dire que « les catholiques doivent assumer leur position minoritaire »[1. Voir par exemple le texte « Poursuivons le dialogue ! », publié en mai 2013 par le « Conseil famille et société » de la Conférence des évêques de France. Le même organisme a publié en septembre 2012 un texte sur le projet de loi intitulé « Ouvrons le débat ! »]. Cette formule ne les rappelle pas seulement au devoir de respecter la majorité politique, elle leur assigne une nouvelle mission : exprimer leurs sentiments, mais de manière à être entendus à l’extérieur, faute de quoi ils risquent de ne perdurer que comme « contre-culture », protestation, arrière-garde ?
Cette nouvelle donne implique une redistribution des cartes entre les différents courants du monde catholique. On opposait classiquement la masse bourgeoise et passive des plus ou moins pratiquants aux militants actifs dans la société. Mais aujourd’hui, c’est la majorité qui « s’active ». Du coup, les cathos de gauche réalisent qu’ils pèsent peu quand ils ne servent pas d’intermédiaires avec la modernité ambiante. Dès lors que le réformisme où ils essaient d’attirer l’Église n’est plus social mais « sociétal », ils se retrouvent en position de minorité dans la minorité, mal à l’aise dans leur conscience de pionniers. Ce malaise était perceptible dans le courrier des lecteurs de La Croix, où on a pu lire de multiples appels à la compassion et à la compréhension à l’égard des couples homos et de nombreuses critiques du manque de débat dans l’Église. Certains ont même laissé éclater leur hargne face à la bonne conscience, d’honnêtes gens autoproclamés : des gens de Bien d’autant plus sûrs de leur fait qu’ils ont aussi des biens, a-t-on entendu.
Le catholicisme est donc confronté à une alternative dont aucune branche ne peut le satisfaire : soit il se marginalise à la manière des sectes, soit il s’adapte au risque de se diluer. La bonne sortie, que le « mouvement » a fait entrevoir, mais seulement entrevoir, serait une participation utile aux débats d’une société manquant d’horizon. Dans cette perspective, la majorité, semble-t-il, des évêques cherche à faire fond sur des valeurs communes aux croyants et aux autres. C’est ainsi qu’à propos du mariage, le « Conseil famille et société » oppose à l’individualisme débridé un « bien commun » qui reste à définir et la « défense des plus faibles », catégorie qui comprend aussi bien les homos que les enfants actuels et les enfants à naître.
Le problème, c’est que le monde catholique paraît trop étranger à ces questions pour pouvoir y intervenir de façon crédible. Invoquer les lois de la nature[2. La défense de la nature humaine peut avoir de bons usages, comme dans les années 1930, quand l’Église catholique s’opposait à l’eugénisme, admis et pratiqué en Allemagne, aux USA et dans les pays protestants.] et de la tradition ne suffit pas à répondre aux besoins d’un monde où le libertarisme se conjugue à l’absence de toute vision de l’avenir. Pour être audible, l’Église devrait acquérir les compétences voulues, en particulier sur le sujet désormais incontournable de l’homosexualité, compétences que l’opinion lui dénie, non sans raisons. À lire les documents récents de l’épiscopat, on reste perplexe : ils expriment, certes, compréhension et même considération pour les couples homos et leur désir de stabilité, mais cette estime s’applique-t-elle aux seuls sentiments ou s’étend-elle à la relation sexuelle ? Est-ce la continence et seulement la continence qu’on recommande aux homos ? Ce flou ne permettra pas de faire avancer une véritable intercompréhension entre homosexuels et hétérosexuels[3. À cela, le slogan égalitariste ne contribue en rien, au contraire, puisqu’il suggère qu’il ne faut rien dire de la personnalité homosexuelle. Comme on le sait depuis Cannes, le cinéma a décidé de « rompre le silence » à ce propos. Mais cela produira-t-il de l’intercompréhension ? En tout cas, L’Inconnu du lac, loué et primé, m’a paru donner de l’homosexualité une représentation sinistre.], qui fait cruellement défaut. On attend d’autant plus l’Église sur ce terrain qu’elle a historiquement, dans son appareil, une grande expérience de l’homosexualité vécue – bien ou mal. Cela suppose évidemment qu’elle s’explique avec sincérité sur ce qu’elle a dit, sur ce qu’elle a fait et sur ce qu’elle a couvert, et même qu’elle s’interroge sur ses textes : que signifie, par exemple, dans l’Épître aux Romains, la corrélation insistante entre homosexualité et idolâtrie ?
La « compétence » à conquérir porte aussi, plus généralement, sur la question cruciale de l’institution, de l’inscription dans l’histoire de nos expériences de vie, donc sur le dépassement de l’individualisme actuel. Si l’Église ne sait lui opposer, outre la nature, que des abstractions ou des bons sentiments, si elle ne pose pas la question de l’avenir que l’on prépare, c’est parce qu’elle se voit toujours comme l’Institution par excellence, représentant l’humanité entière. Il lui faudra rompre avec cet exclusivisme.
L’épisode des Manifs pour tous a conforté, mais aussi divisé et déconcerté, le monde catholique. Certes, le catholicisme est apparu comme un recours possible dans un monde dézingué. Mais aider ce monde à réinventer l’avenir est une tout autre affaire. S’il n’y parvient pas, non seulement le catholicisme faillira à sa responsabilité à l’égard du monde, mais il risque de s’enfoncer dans la nostalgie et la réaction. Cathos, encore un effort ![/access]
*Photo : -ANFAD-.
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