Les frontières de la France étaient-elles menacées au Mali ? La souveraineté nationale de la France était-elle menacée au Mali par les divers groupes islamistes ? La guerre que la France mène au Mali n’est-elle pas disproportionnée ? Quand des avions Rafale bombardent des pick-up armés de mitrailleuses ne s’agit-il pas d’une agression néocolonialiste contre des guérilleros ? Quelle part d’islamophobie se cache-t-elle sous l’argumentaire antiterroriste ?
Les qualificatifs qui précèdent appartiennent tous au registre des discours tenus à propos des différentes ripostes qu’Israël a menées, à ses frontières, contre le Hezbollah ou le Hamas. Ce qui paraît aujourd’hui unanimement accepté pour l’intervention française était pourtant unanimement refusé à Israël. À croire que les quelques 800 roquettes tirées en une semaine depuis Gaza sur les villes du Sud d’Israël étaient une agression moins grave que la conquête du Nord Mali par les bandes islamistes, déniant ainsi toute légitimité à la riposte israélienne. Aujourd’hui même le très à gauche Politis trouve un bien fondé à l’action militaire française et considère que ces islamistes-là sont des barbares. Le Parti Communiste est aux abonnés absents et les Verts ne bronchent pas. Ce que la doxa progressiste a toujours stigmatisé à propos d’Israël semble bizarrement absent des jugements portés dans le moment présent comme si les deux conflits ne présentaient pas deux lignes de front très semblables tenus par des acteurs très semblables. L’islamisme des uns serait intolérable tandis que celui des autres serait acceptable voire progressiste. Il n’est pas trop tard, à gauche, pour lire la charte du Hamas ou regarder des près les fondements idéologiques des Frères musulmans, afin de comprendre la communauté de pensée qu’il y a entre les barbus du Mali et ceux de Gaza. Le projet de jihad saharien des signataires par le sang n’a rien à envier à tous les martyrs programmés à Gaza pour rejoindre le paradis d’Allah. Dans tous les cas, ce sont les Croisés, les Juifs et les mécréants qu’il faut égorger. Combien de temps faudra-t-il attendre pour qu’un Stéphane Hessel le comprenne ? Ne citons que ce nom, tant il incarne la grande conscience de toutes les gauches accablant Israël de tous les maux de l’impérialisme tout en chérissant les vertus progressistes d’une Palestine imaginaire.
Ce cheminement idéologique prévisible a une histoire dont il faut rappeler quelques étapes. Quand en 1961 l’Amérique impose son blocus à Cuba, elle le fait au nom des impératifs de sécurité nationale que Kennedy avait jugés intransgressibles. Quand en 1982 la Grande Bretagne fit la guerre à l’Argentine, elle la mena au nom de la défense de sa souveraineté agressée, fût-elle située dans l’hémisphère Sud, aux îles Malouines, à dix mille kilomètres de ses côtes. Qui trouva à y redire ? Ni Khrouchtchev préférant une sage retraite plutôt que la volonté d’en découdre atomiquement d’un Che Guevara. La fierté nationale des Argentins fit long feu car, au bout du compte, ils furent indirectement libérés de leur dictature militaire par Margaret Thatcher. L’agression de Saddam Hussein contre l’Iran en 1980 a su mobiliser contre l’Irak toutes les ressources patriotiques iraniennes. Oublier le potentiel d’imaginaire collectif rassemblé autour de l’idée de nation constitue une des grandes erreurs d’appréciation des dévots de l’émancipation mondialisée.
Avec la chute du mur de Berlin (1989) puis avec l’effondrement de l’URSS (1991) l’espérance libérale crut à son triomphe final. Cependant, la fin de l’histoire promise par Francis Fukuyama avait eu la vue courte car elle n’avait pas pris en compte la promesse d’un autre avenir radieux annoncée dix ans plus tôt (1979) par l’imam Khomeiny. Dans le même temps, un ouvrage annonçait le choc des civilisations (1996). Le travail de Samuel Huntington fut accueilli avec la plus grande sévérité par toutes les gauches intellectuelles qui y virent le bréviaire relooké d’une nouvelle guerre des races. Cette sorte de version néocon de Mein Kampf fut immédiatement soumise au ricanement de la critique politiquement correcte. Mondialisation et internet aidant, cet avatar du racisme new-look ne pouvait qu’avoir tort. Désormais, les joies du métissage disaient les nouvelles règles du jeu d’une planète qui mélangeait allègrement les identités, les marchandises, les sexes et les cultures. Après ne pas avoir voulu désespérer Billancourt, la bien-pensance ne voulait pas se désespérer du 9-3. Depuis le 11 septembre 2001, le projet de paradis promis par Khomeiny impose au monde une autre lecture du réel : ce n’est pas le printemps que les révolutions arabes ont amené mais bien un hiver saharien nourri du sang des mécréants, des juifs et des infidèles.
C’est le grand mérite du Président Hollande d’avoir effectué une rupture courageuse avec les grandes illusions idéologiques cultivées à gauche depuis cinquante ans. Cette lucidité risque de se payer au prix fort dans les temps à venir. Prenons un pari risqué : ceux qui pensent trouver dans l’islamisme un ressourcement des luttes du Tiers-monde, sinon du prolétariat ne vont pas tarder à voir dans les choix de François Hollande la traîtrise d’un Guy Mollet.
Dans les mythologies contemporaines l’Algérie a gagné sa guerre d’indépendance de haute lutte. La visite du Président Hollande en Algérie, sans repentance ni excuse, mais reconnaissant l’injustice et la cruauté du système colonial, a constitué la juste ligne que l’ancienne puissance coloniale pouvait assumer : dire ce que l’histoire fit et dénoncer les torts d’une époque où l’Europe pensait incarner les Lumières pour le monde. Faut-il, à gauche, relire Jules Ferry, Victor Hugo ? Le discours de François Hollande devant les députés algériens devrait permettre de nouer une relation nouvelle faisant l’économie des ressentiments réciproques. On aurait pu espérer que l’Algérie reconnût symétriquement que les arabes puis les turcs furent aussi des colonisateurs et que la cruauté des moyens employés par les combattants du FLN ne constituait pas une promesse de réconciliation. Quelle que fut la justesse de sa cause, avoir confondu la fin et les moyens a considérablement oblitéré l’avenir du pays qui allait naître en 1962. Peut-être faut-il rechercher dans cet évitement la source des violences endurées plus tard, durant la décennie sanglante. Le récit du passé conditionne le récit à venir.
Mais le XXIe siècle réserve encore des surprises. La coïncidence des dates ne doit rien au hasard : 50 ans après la fin de la guerre d’Algérie, voilà que l’ancienne puissance coloniale trouve un allié dans son ennemi complémentaire et le choix fait par François Hollande d’être allé saluer en priorité l’Algérie plutôt que le Maroc, témoigne d’une très grande intelligence stratégique. Faut-il voir dans la rupture effectuée par le Président Bouteflika, autorisant le survol de son territoire par les avions français pour le Mali, une inflexion nouvelle du discours algérien ? Ce laisser-passer rend l’Algérie objectivement complice et alliée de l’intervention française. Comment sera-t-elle jugée par les opinions arabes, cette intervention française aidée par l’Algérie : néo coloniale, impérialiste ? Que vont-ils faire là-bas, ces légionnaires honnis? On mesure le chemin idéologique parcouru par les uns et les autres. L’Algérie a payé au prix fort pendant près de dix ans sa lutte contre les islamistes des FIS et GIA. Pourquoi ne franchit-elle pas un pas supplémentaire pour énoncer un autre questionnement : le malheur arabe a-t-il Israël pour seul responsable ?
Le malheur palestinien est réel, mais quelle en est la cause ? Si la volonté de construction nationale palestinienne a sa légitimité, son échec jusqu’à ce jour n’est-il pas à aller chercher dans les outrances de son projet ? A penser la Palestine sur les cendres d’Israël, les palestiniens sont les premiers responsables de leur échec politique. Le malheur arabe est réel. Mais quelle en est la cause ? Les arabes sont-ils à ce point victimes d’éléments extérieurs : la colonisation, Israël et autres maléfices ? Ne sont-ils pas aussi victimes de ce qu’ils ont fait de leur propre histoire ? Dela lecture que les islamistes ont fait du Coran ? De l’enfermement dans lequel ils veulent figer leurs femmes ? Peut-on espérer une entrée des arabes dans une modernité débarrassée de ses chimères ? Désormais ce sont deux mondes issus de la culture arabo musulmane qui s’affrontent : l’un régressif qui va s’amputer de la moitié de ses propres populations en rabrouant les femmes dans un statut d’infériorité et l’autre qui a senti ce risque et cherche – à quel prix ! – à s’en prémunir. Certains ont fait ce parcours, Boualem Sansal, Rachid Boudjedra, Abdelwahab Meddeb, Hassan Chalghoumi et tant d’autres. Leurs voix sont les éclaireurs sinon de la reconnaissance réciproque, au moins d’une sortie de l’enfermement où se trouve ce monde aujourd’hui. C’est avec eux que peut s’inventer l’avenir. C’est avec Sari Nusseibeh qu’en Israël il faut imaginer une vie côte à côte.
Peut-on espérer un chemin symétrique en Occident, en Europe et en France ? Les questions qui précèdent pourront-elles jamais être entendues par ceux qui construisent l’opinion en France ou bien la redite de tous les clichés idéologiques habituels figure-t-elle au programme des temps à venir ? Le goût de la radicalité et la séduction qu’elle opère continuent à semer des illusions dont le solde ne se mesure certes pas sous nos latitudes tempérées, en milliers de morts, mais servent de caution théorique aux semeurs de mort progressiste ? L’entretien de ces catégories de pensée noircit encore en France les cahiers des écoliers de Normale Sup. Ceux qui tressaient les louanges du Kampuchéa continuent de préférer les charmes de l’idéologie aux cruautés du réel. Ce que la France combat au Mali ou ce qu’Israël combat à Gaza porte un même visage : celui d’un troisième projet totalitaire planétaire, celui de l’islamisme. Que celui-ci soit financé par nos pires amis ou nos meilleurs ennemis d’Arabie ou du Qatar ne doit rien changer à son identification.
*Photo : SS&SS.
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