Au-delà de la révolte étudiante et ouvrière, Mai 68 est devenu l’ossature idéologique d’une gauche qui a renoncé à la lutte des classes pour le confort moral du progressisme sociétal et du manichéisme politique. Mais c’est bien sûr à leur insu que les étudiants révoltés, en proclamant l’empire du désir, ont détruit les derniers obstacles au triomphe du marché.
« Sois rebelle et tais-toi ». Cette injonction qui résume la domination idéologique, voire anthropologique, exercée par l’esprit 68 sur notre imaginaire collectif, aurait également pu servir d’accroche à la dernière collection Dior. J’apprends de l’excellent Guillaume Erner, matinalier de France Culture, que la maison de Bernard Arnault, qui « mise sur Mai 68 pour conquérir la jeunesse » – dorée suppose-t-on –, a présenté lors de la dernière fashion-week, comme on dit à Paris, une collection d’inspiration hippie-chic habillant les mannequins, symboles du luxe consumériste et de la femme-objet honnie des féministes, de symboles de la rébellion étudiante. Si vous n’avez pas les moyens de vous payer la robe « C’est non, non, non et non », essayez toujours de vous faire offrir le foulard « Il est interdit d’interdire », il sera certainement collector en 2068. Sinon, allez faire un tour à la boutique « Commune de Paris », c’est plus abordable. Dans sa délicieuse et malicieuse évocation de son Mai (pages 46-51), le cinéaste Pascal Thomas raconte avoir vu Ionesco apostropher des manifestants de la fenêtre de Gallimard : « Vous finirez notaires ! », leur lança-t-il. Il n’avait pas prévu qu’ils inspireraient des marchands de fringues.
Cette ultime récupération est peut-être la preuve irréfutable que le « joli moi de Mai » (saisissant raccourci que j’emprunte à Gil Mihaely), a bien été l’idiot utile d’un capitalisme financier et jouisseur. Bien sûr, comme l’observe l’éditeur Gérard Berréby (pages 70-73), « tout est récupérable ». Comme lui, nombre des acteurs de l’époque, qui ne sont pas tous devenus traders, publicitaires ou patron de Libération, n’ont pas fait tout ça pour ça et veulent croire que leurs idéaux ont été trahis. Peut-être, mais cette trahison est née de leur triomphe, pas de leur défaite. Une fois l’ordre ancien abattu, privés d’ennemis à combattre et de pouvoir à défier, ils se sont retrouvés fort dépourvus, réalisant que tout le fatras anthropologique qui était, pensaient-ils, un frein à leurs désirs, à leurs droits et, plus encore,
