En 68, le climat insurrectionnel qui règne dans un Paris paralysé n’a pas bouleversé les habitudes de la haute société. Si la pénurie d’essence interdit les week-ends à la campagne, déjeuners et dîners se succèdent comme si de rien n’était… ou presque.
Le temps où la guillotine se dressait place de la Concorde n’est pas si lointain et celui des incendies de la Commune l’est encore moins. Aussi, lorsqu’un vent de fronde se met à souffler sur le Quartier latin, on frissonne dans les salons les mieux fermés du faubourg Saint-Germain et de la plaine Monceau. Si certains de leurs habitants paniquent, d’autres s’en amusent et veulent se frotter au plus près d’une jeunesse mal peignée. On évite les affrontements de rue, avec leurs jets de pavés et nuages de gaz lacrymogène, mais l’on se presse dans les hauts lieux de la mobilisation. Dans son journal[tooltips content= »Nancy Mitford, Une Anglaise à Paris, Payot, 2010. »]1[/tooltips], Nancy Mitford note : « 18 mai. – Lucy a téléphoné. Elle a mis un bonnet phrygien et s’est rendue à la Sorbonne déguisée en étudiante. Nous avons le même âge, cela devait être bizarre à voir. Elle a dit qu’ils étaient tous si beaux et si polis ! Il semblerait que la Sorbonne soit devenue une attraction touristique. » Assurément.
« Une faucille et un marteau en diamants »
Françoise d’Origny[tooltips content= »Françoise d’Origny, Ces jours qui ne sont plus, Fauves éditions, 2017. »]2[/tooltips] se rendit pour sa part à l’Odéon pour « tâter le pouls de la fièvre ambiante » et se souvient d’une salle « bondée remplie d’un public surexcité » venu écouter des leaders officiels qui « se donnaient l’air important d’un Comité de salut public ». Elle en sortit pourtant apaisée. « Je commençais à m’ennuyer lorsqu’un jeune homme se leva et interpella l’orateur du moment : “Que feras-tu, camarade, pour les homosexuels ?” De là-haut la réponse tomba : “Ne t’inquiète pas, camarade, on sera tous derrière toi !” La salle retint son souffle, puis hurla de rire. Je m’en allais rassurée, si on faisait encore de l’esprit, en de pareils moments, rien n’était perdu. » C’est ce que dut se dire aussi Marie-Laure de Noailles qui alla saluer les émeutiers des barricades au volant de sa Rolls, elle qui, en 1936, s’était déjà fait faire « une faucille et un marteau en diamants », selon l’abbé Mugnier.
Dali en Rolls au milieu des émeutiers
Les étudiants sans cravate reçurent également la visite de Salvador Dalí. Toujours en Rolls (alors qu’il n’y a pas d’essence pour les bus et taxis), le Génie se rend du côté de la rue Gay-Lussac pour tracter « Ma révolution culturelle ». Il y est acclamé aux cris de « Dali avec nous ! » puis rentre chez lui, à l’hôtel Meurice. Comme le Plaza Athénée, le palace de la rue de Rivoli connaît l’insurrection. Après avoir limogé le directeur tout en gardant les clients, les salariés vivent en « autogestion » et votent des « motions » dès lors qu’il s’agit de prendre une décision. Est-ce au nom de la réputation de l’établissement ou des généreux pourboires de Florence Gould qu’ils décident de maintenir son déjeuner du prix Roger-Nimier ? Le 22 mai, en tout cas, le premier roman de Patrick Modiano est couronné par la milliardaire américaine[tooltips content= »Pauline Dreyfus, Le Déjeuner des barricades, Grasset, 2017. »]3[/tooltips]. Exilée à Versailles, Nancy Mitford écrit ce jour-là : « Je suis allée au château et m’attendais presque à voir Florence Van der Kemp [l’épouse du conservateur en chef] au balcon. Mais sur place la situation ressemble plus aux journées qui ont suivi le départ de la famille royale. Le palais est vide et fermé, pas une âme sur la terrasse, seuls les jardiniers travaillent encore » ; et ajoute plus loin : « Les éboueurs viennent toujours ramasser nos poubelles. Il faudra que je m’en souvienne au moment des étrennes de Noël. »
La traversée de Paris
Ce n’est pas le cas rive gauche et, à l’instar du baron de Frénilly en 1789, Madame d’Origny doit braver les dangers et les monceaux d’immondices pour aller dîner chez les Stern. Ayant deux barricades à franchir depuis la rue de l’Université jusqu’à leur hôtel de la rue Barbet-de-Jouy, elle cache sa robe sous un vieux pardessus et prévient la maîtresse de maison qu’elle se coiffera et maquillera sur place pour ne pas éveiller les soupçons des révolutionnaires. Après la traversée d’un 7e arrondissement crépusculaire, la vision d’une somptueuse table dressée de Sèvres et de candélabres, des maîtres d’hôtel en livrée et des nombreux invités « comme aux plus beaux jours » nous offre un décalage des plus surréaliste.
L’ordre ancien fut tout de même ébranlé. Si au mois d’avril les clientes d’Alexandre étaient encore appelées par leurs titres à travers son salon de coiffure : « Nous prions la princesse de…, la marquise de…, la vicomtesse de… », dès le mois de juin, elles furent toutes simplement nommées « Madame ». Lui seul conserva son titre de « Grand Alexandre ».