Accueil Édition Abonné Avril 2018 École : non, mai 68 n’a pas inventé le pédagogisme

École : non, mai 68 n’a pas inventé le pédagogisme

Un mythe tenace prétend que mai 68 a sonné le glas de l'école de papa


École : non, mai 68 n’a pas inventé le pédagogisme
La Sorbonne occupée, 30 mai 1968. Crédit photo MP/Portfolio/Leemage.

Un mythe tenace prétend que mai 68 a sonné le glas de l’école de papa. En réalité, le pédagogisme dominait les sciences de l’éducation depuis l’après-guerre. Mai n’a fait qu’accélérer la destruction d’un modèle scolaire fondé sur la rigueur et la transmission au profit de la « rénovation pédagogique ».


En avril 2007, Nicolas Sarkozy, amateur de formules-chocs sans lendemain, annonçait vouloir « tourner une bonne fois pour toutes la page de Mai 68 », qui avait « liquidé l’école de Jules Ferry ». Ainsi reprenait-il à son compte le mythe idéologique fixé en 1981 par la gauche mitterrandienne. Or, la bavarde révolution adolescente n’a pas « liquidé l’école de Jules Ferry »… tout simplement parce que le processus de déracinement culturel avait commencé bien plus tôt.

Dans les années 1960, des enseignants, des chercheurs, parfois idéalistes, souvent politisés à gauche, avaient déjà fondé des associations, organisé des colloques, animé des revues pour s’imposer auprès des pouvoirs publics et des médias comme les « experts » de ce qu’ils nommaient la « rénovation pédagogique ». Mai 68 ne fut qu’un accélérateur de la destruction d’un modèle scolaire fondé sur la transmission rigoureuse de savoirs scientifiques et culturels par des maîtres auxquels on reconnaissait autorité et expertise, notamment par l’abolition des hiérarchies discursives : chacun peut s’exprimer, même pour aligner lieux communs ou inepties. C’est l’égalisation des jugements par l’égalité de la parole qui se déverse sans cadre, sans butée, ni même l’intelligence du sujet abordé.

« L’ecole nouvelle », une histoire ancienne

L’Éducation nationale devint ainsi ce lieu de bavardages ne produisant plus grand-chose d’intelligible pour les enseignants, les familles et les élèves. Le verbiage des experts en « sciences de l’éducation » sature l’espace depuis près de cinquante ans, enfermant l’école dans un logos grotesque. La généalogie de cette doxa enkystée au cœur de l’institution permet de comprendre pourquoi il est difficile d’en venir à bout, et pourquoi tant de ministres se contentent de vilipender les mots et de laisser filer les choses…

La doxa pédagogiste prend racine dans un mouvement apparu à la fin du XIXe siècle en Europe : l’Éducation nouvelle. Des praticiens de l’enseignement et quelques théoriciens marqués par un certain rousseauisme aspirent à renouveler radicalement les méthodes d’enseignement. Des « écoles nouvelles » voient le jour dans les années 1890, mais ne survivent pas au-delà des années 1930. Au début du XXe siècle, les efforts du sociologue Adolphe Ferrière pour créer un réseau d’écoles d’où émergeraient une pratique et une théorie unifiées sont un échec. Cependant, avec Ferrière, il ne s’agit pas encore du dogmatisme pédago des années 1960, mais plutôt d’une conception naturaliste de l’enfant et de son développement. Ainsi, en 1919, défendait-il naïvement la mixité scolaire : « En évitant les refoulements pathologiques, la coéducation des sexes prépare des mariages sains et heureux. »

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Les idées de l’Éducation nouvelle se diffusent de façon empirique, devenant la boîte à outils conceptuelle pour les « rénovateurs » d’après-guerre. Au cœur de cet héritage, les « méthodes actives » qui requièrent de mettre l’élève en activité pour privilégier l’autoéducation (l’élève-enquêteur apprend par lui-même). Réapparues après-guerre, les écoles nouvelles, hauts-lieux des méthodes actives, formeront nombre des pédagogistes de la décennie 1960.

Le plan Langevin-Wallon lance la longue marche des rénovateurs. En mars 1944, le CNR confie ce projet de réforme globale de l’école à deux penseurs militants communistes : Paul Langevin et Henri Wallon. Resté sans suite pour des raisons politiciennes, le plan Langevin-Wallon devient le mythe fondateur des pédagogistes. Il trace les grands axes d’une ambitieuse rééducation : contre l’« intellectualisme » dominant les cursus et le cloisonnement disciplinaire, la transmission des savoirs n’est plus le rôle central de l’école. À partir de 1950, ces militants vont dominer la recherche à l’Institut pédagogique national (IPN) dirigé par l’incontournable Roger Gal, puis par Louis Legrand, pourfendeur de l’encyclopédisme des programmes et adepte de la « pédagogie de l’étonnement ».

En mars 68, le ministre Peyrefitte proclame que « le mot d’animateur » définit le rôle de l’enseignant

Deux facteurs externes sont alors à l’œuvre dans les mutations profondes du système scolaire : la démographie, avec la montée en puissance des enfants de classes moyennes et populaires qui intègrent un système organisé en filières sélectives, et les besoins de qualification, liés au marché du travail, qui induisent un allongement de la scolarité. En 1959, le ministre Berthoin annonce que l’obligation scolaire sera portée à 16 ans en 1966. Et quatre ans plus tard, Fouchet crée le CES, préalable au collège unique de 1975. Entre 1955 et 1965, près de 2 500 collèges sont construits. C’est dans ce contexte que paraissent en 1961 L’Explosion scolaire, de Louis Cros, puis, en 1964, Les Héritiers, de Bourdieu et Passeron, décrétant que les méthodes et contenus d’enseignement doivent être entièrement revus pour prendre en compte la démocratisation et la massification scolaires.

Les rénovateurs appellent à « libérer la pédagogie » de la tradition. Autant dire éradiquer l’enseignement explicite, le par cœur, l’apprentissage de la logique et de la réflexion critique sous l’arbitrage du maître. À partir des années 1950, des chercheurs théorisent donc cette « libération radicale » de l’école et militent pour la généralisation des méthodes actives, l’autonomie des établissements, la réforme du baccalauréat, le tronc commun (suppression des filières au profit d’un cursus généraliste), l’horizontalité du rapport maître-élève. Le fameux consensus idéologique reconduit, depuis lors, par tous les ministres de l’Éducation nationale de gauche, de droite et du milieu !

En 1963, la commission Rouchette, dirigée par les pédagos de l’IPN, organise des expérimentations pour réécrire les programmes de français. Cela aboutit en 1970 à la mise au ban de la dictée, à la priorité donnée à l’oral, à la « grammaire structurale ». La classe y est présentée comme « un lieu où s’échangent des informations d’élève à élève, de groupe à groupe, où le maître intervient pour libérer, organiser et observer l’expression de l’élève sans jamais chercher à lui imposer quoi que ce soit ». Les pédagos diffusent les maths modernes à partir du milieu des années 1960, imposées dans les programmes officiels en 1969. 1967 est une année décisive dans leur mainmise idéologique sur l’école grâce à l’institutionnalisation des « sciences de l’éducation » à l’Université.

Le coup de grâce est porté par le colloque de l’Aeers[tooltips content= »Association pour l’étude et l’expansion de la recherche scientifique. »]1[/tooltips] tenu à Amiens en mars 1968. Son objectif : fonder une « école nouvelle ». Les chercheurs reçoivent le soutien du ministre Alain Peyrefitte qui proclame que « le mot d’animateur » définira désormais le rôle de l’enseignant. « Si l’éducateur ne doit plus seulement transmettre le passé mais initier au présent, il faut qu’il soit un homme du présent, dit-il également. Nous voulons des maîtres qui soient moins les serviteurs d’une discipline que les serviteurs des enfants. » Ainsi le français, les maths, l’histoire méritent de se diluer dans l’interdisciplinarité pour former une bouillie appelée aussi « pédagogie de projets ». Un professeur passionné par la transmission de sa discipline n’est-il pas « au service des enfants » ? Tout était donc plié sous de Gaulle, comme en témoignent ces propos d’Edgar Pisani en commission préparatoire au colloque d’Amiens : « L’école ne doit pas être un atelier de transmission de connaissances, mais une société modèle offrant l’image de la société future. »

Toutes les propositions issues du colloque d’Amiens seront mises en œuvre au cours des décennies 1980 et 1990 : renoncer à une « conception intellectualiste et encyclopédique » de la culture, transformer radicalement la relation pédagogique, privilégier les méthodes actives, modifier les systèmes d’évaluation en favorisant les bilans scolaires plutôt que les examens, définir les contenus d’enseignement par cycles et non par année, créer un « nouveau type de maître » imprégné par l’esprit de la recherche pédagogique. L’école doit s’ouvrir sur l’extérieur. On invoque pour cela l’autonomie des établissements, la participation des élèves et des parents à leur organisation, et la possibilité pour les chefs d’établissement de recruter leurs enseignants. Si l’on excepte cette dernière mesure, en cours d’avènement, l’ensemble du projet imaginé en mars 1968 a été appliqué.

« La vie moderne elle-même » contre le « référentiel livresque traditionnel »

Le remue-ménage estudiantin de Mai 68 pousse le bien disposé ministre Edgar Faure à agir. Il lance donc cette « école rénovée » qui récuse, pour la masse des élèves, une exigence culturelle qualifiée « d’élitisme et d’encyclopédisme ». L’apprentissage du latin est repoussé à la classe de quatrième, les compositions trimestrielles obligatoires et les classements sont supprimés, et des représentants des parents et des élèves siègent dans les conseils d’administration et les conseils de classe. La circulaire du 6 janvier 1969 annonce la suppression de la notation de 0 à 20 et l’équivalent de l’actuel directeur de la Dgesco[tooltips content= »Direction générale de l’enseignement scolaire. »]2[/tooltips] propose le modèle américain de l’évaluation par lettres. Le cours magistral est officiellement proscrit au profit des méthodes actives qui incarnent, selon un rapport rendu au ministre en avril 1969, « la vie moderne elle-même » contre le « référentiel livresque traditionnel ».

Une des pires mesures post-Mai 68 est la réorganisation du temps pédagogique en primaire. À la rentrée 1969, trois heures d’enseignement sont perdues (27 au lieu de 30). La circulaire indique 15 heures de français et de maths, 12 heures pour les « disciplines d’éveil » (histoire-géographie, science, arts et sport). La baisse continue du niveau des élèves français n’aurait-elle pas un lien avec la réduction du temps d’apprentissage des fondamentaux, sur fond de méthodes pédagogiques calamiteuses ? Notre école élémentaire a été dévastée par des réformes calamiteuses qui ont jeté dans le secondaire des cohortes d’élèves ne maîtrisant pas les fondamentaux. À chaque réforme des programmes, l’institution organise la procrastination pour masquer son impuissance à transmettre des savoirs à une classe d’âge donnée. On diffère les apprentissages en les étalant par « cycles », pour atteindre le sommet avec la réforme de 2016 : l’apprentissage de la lecture peut se poursuivre jusqu’en sixième (classe détachée du collège pour clore le cycle CM1-CM2).

Quand Edgard Faure quitte le ministère en juin 1969, le mal est fait. Sous Pompidou, les ministres Guichard, puis Fontanet, qui ralentissent les réformes, sont accusés de conservatisme. Pourtant, les pédagogistes sont déjà aux postes clés : ils ont la main sur la formation des maîtres qu’ils vont formater idéologiquement, aidés par le rajeunissement du corps professoral tout au long des années 1970.

Bien sûr, des enseignants ont résisté à ce formatage : ceux qui avaient débuté leur carrière après-guerre et sont partis en retraite au milieu des années 1980, puis la génération de profs des années 2000, que la réalité du terrain a rééduquée « à la dure » contre les balivernes de l’IUFM. Les uns comme les autres se font traiter de « réacs ». Leur résistance est d’autant plus difficile que les recteurs, inspecteurs, formateurs et chefs d’établissement sont quasiment tous acquis à la cause pédagogiste. Il faut du professionnalisme et beaucoup d’aplomb pour tenir…

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Article extrait du Magazine Causeur




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est enseignante.

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