Accueil Édition Abonné Mai 68, entre la légende dorée et la légende noire

Mai 68, entre la légende dorée et la légende noire

Jean-Pierre Le Goff, cinquante nuances de mai 68


Mai 68, entre la légende dorée et la légende noire
A gauche, une manifestation ouvrière en mai 1968; à droite, la manifestation gaulliste des Champs-Elysées, le 30 mai 1968. SIPA. 00319942_000080 / 00557216_000014

Dans La France d’hier (Stock, 2018), Jean-Pierre Le Goff dresse un tableau contrasté de Mai 68. Le monde adolescent émergent oscillait alors entre campagne et villes nouvelles, catholicisme de papa et individualisme, ordre traditionnel et société des loisirs. On aurait préféré que les révoltés de mai assument davantage le poids du vieux monde. 


Il y a vingt ans, Jean-Pierre Le Goff publiait l’une des plus pertinentes et des plus lucides analyses des événements qui ont secoué la France en mai 1968 et redessiné durablement son visage[tooltips content= »Mai 68, l’héritage impossible, La Découverte, 1998. »]1[/tooltips]. À l’époque de sa publication prédominait encore dans le récit qui en était fait une légende dorée, celle d’une extrême gauche qui aurait, fût-ce en accomplissant une révolution différente de celle qu’elle avait cru accomplir, modernisé positivement la société française, sous la forme de ce que l’on appellera plus tard le « gauchisme culturel ». Face à cette complaisante vulgate, Le Goff avait mis en évidence que l’héritage de Mai 68 comportait des limites, des contradictions et des aspects nihilistes qui rendaient impossible qu’on l’assumât en sa totalité. Cependant, depuis une quinzaine d’années, s’est développée, à la faveur d’un mouvement de balancier, une critique conservatrice de Mai 68 qui réaffirme l’importance de l’autorité, la nécessité de la transmission et la valeur de la tradition, parfois avec pertinence et talent, mais parfois aussi de façon brutale ou excessive, allant jusqu’à prétendre « liquider 68 ». À la légende dorée succède une légende noire, guère plus satisfaisante et tout aussi peu éclairante.

Mai 68, être adolescent dans un monde adolescent

C’est ce qui a décidé Jean-Pierre Le Goff à revenir sur l’interprétation de Mai 68, mais sous une forme nouvelle, existentielle autant qu’intellectuelle, celle d’une ego-histoire, en l’occurrence une autobiographie sociologique. En racontant son enfance et son adolescence dans les deux décennies qui ont précédé l’événement, il restitue le monde adolescent, c’est-à-dire le monde de l’entre-deux, qui a rendu possible le basculement de Mai 68. Il s’agit de faire comprendre « de l’intérieur le climat d’une époque ». Ceux qui appartiennent à la même génération que lui se reconnaîtront sans peine dans son parcours, comme ils reconnaîtront le décor de leurs jeunes années. Il nous parle d’un temps que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître. En ce temps-là, on écoutait « Salut les copains » sur Europe 1, la télévision se répandait dans les foyers, on y regardait Thierry la Fronde et Ivanhoé, mais aussi « Âge tendre et tête de bois ». À la devanture des kiosques s’affichaient France Dimanche, Ici Paris ou Détective, et dans les cafés on jouait au flipper ou au baby-foot tandis que le juke-box passait en boucle les chansons de Johnny – celles de Vince Taylor –, qui ressemblait aux blousons noirs dont les journalistes relataient les tristes exploits, mais aussi de Françoise Hardy à qui nous pouvions tous et toutes nous identifier puisqu’elle allait seule dans les rues, l’âme en peine, sans que personne ne l’aime. Dans les surprises-parties toutefois, les slows succédaient aux rocks, ce qui permettait de flirter au son de Sag Warum.

N’allez pas croire pour autant que Jean-Pierre Le Goff cultive la nostalgie : sa description préfère les jugements de réalité aux jugements de valeur et le ton est celui, objectif, de l’ethnologue, à l’image de son autobiographie qui, à mille lieues de la confession impudique, se tient toujours à distance de l’émotion. C’est que Jean-Pierre Le Goff ne parle de lui-même qu’en tant qu’il porte en lui la forme entière de la condition des garçons qui, ayant grandi dans les années 1950 et 1960, ont vécu l’expérience d’être adolescents dans un monde adolescent. Un monde adolescent, c’est un monde de l’« entre-deux », c’est-à-dire un monde qui est partagé entre l’ancien et le nouveau, entre la pesanteur des traditions et la modernisation galopante, entre l’enracinement et le déracinement. Les campagnes se dépeuplent et s’urbanisent, la mécanisation transforme les paysans en agriculteurs, les axes routiers se développent tandis que les villes s’adaptent à l’automobile, les immeubles et les parkings sortent de terre, la consommation se développe et les loisirs prennent une place de plus en plus importante.

Par-delà les bondieuseries, l’éducation religieuse ouvrait à la réflexion et à l’interrogation métaphysique

Le peuple adolescent n’est alors rien moins que porté aux rêveries passéistes et écologiques auxquelles nous sommes accoutumés aujourd’hui : comme dans une célèbre chanson de Jean Ferrat, il rêve « du formica et du ciné ». Il s’ennuie dans le monde ancien et en supporte mal les pesanteurs et les rigidités. Celles-ci se manifestent surtout dans l’éducation où l’exercice traditionnel de l’autorité impose une discipline sans consentement : « C’est ainsi qu’on fabriquait des révoltés en puissance qui des années plus tard allaient vouloir tout casser. » Scolarisé dans une institution catholique normande, Jean-Pierre Le Goff met en évidence le décalage entre l’« éducation chrétienne d’un autre âge » qui y était dispensée et le monde qui était en train de naître : catéchisme dont les questions et réponses, dogmatiques et stéréotypées, évoquent irrésistiblement celles du mythique manuel du fantassin (« De quoi sont les pieds ? Les pieds sont l’objet de soins attentifs. »), billets de confession, rituels des trois heures de jeûne qui doivent précéder la communion et, plus tard, considérations sentencieuses sur la possibilité de l’amitié entre filles et garçons dont la visée est de retarder autant que possible le moment où ils pourront légitimement accomplir l’œuvre de chair… Et pourtant il était possible d’en prendre et d’en laisser et de multiplier les transgressions. Et pourtant, par-delà les bondieuseries, l’éducation religieuse ouvrait à la réflexion et à l’interrogation métaphysique, constituant ainsi une propédeutique à la philosophie : dans l’espace qu’elle a laissé vide vont pouvoir s’engouffrer les mythologies exotiques les plus dégradées. L’articulation complexe entre l’ancien et le nouveau apparaît encore dans ces humanités dont les rebelles de 68 étaient nourris et qui ont nourri leur rébellion avant d’en devenir les victimes.

Jean-Pierre Le Goff ne dit pas autre chose dans ce beau livre que ce qu’il a dit dans les précédents. Il le dit autrement en inscrivant l’histoire de Mai 68, à travers son itinéraire singulier, dans l’atmosphère, mais aussi dans l’épaisseur, dans la chair des années qui ont rendu possible l’événement. Il le fait sans démagogie ni esprit polémique, avec une sérénité, une honnêteté et une objectivité qui forcent l’admiration.

Jean-Pierre Le Goff, La France d’hier : récit d’un monde adolescent, des années 1950 à Mai 68, Stock, 2018.

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Mars 2018 – #55

Article extrait du Magazine Causeur




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est agrégé de philosophie, ancien professeur de classes préparatoires et inspecteur d'Académie-Inspecteur pédagogique régional honoraire.

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