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Magistrats: écouter et chronométrer

Un collectif de juges, substituts, greffiers dénonce une approche «gestionnaire» de la justice


Magistrats: écouter et chronométrer
Manifestation organisée par le Syndicat de la magistrature et l'union syndicale des magistrats, Paris, 24 septembre 2020 © Vincent Loison/SIPA. Numéro de reportage : 00982874_000013

Philippe Bilger revient sur la publication d’une tribune d’un collectif de magistrats en colère publiée dans le journal Le Monde. En chronométrant tout, la justice, perdrait-elle son âme et s’affaiblirait-elle vraiment?


« Nous, magistrats, ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout. » « Dénonçant une approche « gestionnaire » de la justice, un collectif de plus de 3 000 magistrats et plus de 100 greffiers souligne la « discordance » entre la volonté de rendre une justice de qualité et la réalité du quotidien, qui explique la défiance du public à l’égard des tribunaux ».

Le journal Le Monde daté du 25 novembre a publié une tribune sous ce titre et avec cette explication. Je l’ai lue avec émotion – elle évoque le suicide d’une jeune magistrate de 29 ans, Charlotte, après deux années d’expérience professionnelle – mais aussi un grand malaise. J’aurais pu me satisfaire d’une substance qui, quoi qu’on en pense, n’est pas à l’honneur du garde des Sceaux actuel mais elle est trop sérieuse et aborde tant de problématiques qu’une analyse partisane n’aurait aucun sens.

Eric Dupond-Moretti, mars 2021 © Lewis Joly/JDD/SIPA Numéro de reportage : 01012196_000005

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J’ai évoqué « mon grand malaise » parce que les alternatives simplistes posées par ce collectif – juger vite mais mal ou juger bien mais dans des délais inacceptables, écouter mais ne pas chronométrer – ne correspondent absolument pas au sentiment majoritaire des citoyens mais aux préoccupations purement corporatistes, sans être méprisables, de plus de 3 000 magistrats qui espèrent sincèrement restaurer la confiance en la Justice avec un tableau aussi pessimiste et déprimant des multiples fonctions d’une superbe profession…

« Le citoyen aspire à être écouté avec cette politesse sans laquelle tout semblerait biaisé et expéditif et, à la fois, à être vite jugé »

Qu’on ne voie dans ma perception aucune condescendance, qu’elle émane du retraité distancié que je suis aujourd’hui ou du magistrat que j’étais hier et qui avait les mêmes convictions. Cette constance, je ne le prétends pas, ne garantit pas par principe la validité de ce que j’affirme mais donne pour le moins plus qu’un soupçon de crédibilité à mes divergences. Celles-ci ont pour axe principal le fait que le Justice n’est pas d’abord notre affaire mais celle de la société. Pour peu qu’on accepte de quitter du regard son nombril judiciaire, aussi respectable qu’il soit, on constatera vite que certains des problèmes soulevés n’en sont pas ou sont surmontables.

L’essentiel et le reste

Avant tout, être magistrat est un extraordinaire métier et il convient d’en être persuadé non seulement quand on le choisit (si on en a la conscience) mais tout au long de son exercice. Faute de cette assurance aussi bien intellectuelle, judiciaire que sociale et humaine, on succombera très vite à ce qui me navre dans cette tribune : l’hypertrophie de ce qui est secondaire par rapport à la richesse de l’essentiel. Devenir magistrat devrait rendre attentif au fait que les faiblesses de caractère, les fragilités psychologiques, les doléances personnelles et/ou collectives ne sont plus de mise dès lors qu’elles détournent du rôle capital qui nous a été attribué par la réussite au concours et que la démocratie ne cesse de confirmer malgré les résistances intermittentes de tel ou tel pouvoir. Le péan que j’entonne et qui a toujours été le mien mériterait d’être plus suivi car sans la fierté d’être juge, ce qui n’a rien à voir avec l’arrogance institutionnelle, on ne parviendra jamais à persuader autrui que nous valons la peine d’être considérés. À force de pleurer sur la condition judiciaire, on fait oublier ce qu’elle a d’unique et de prestigieux quand l’exemplarité la vivifie.

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J’entends bien que la France judiciaire n’est pas riche partout si elle l’est même quelque part mais ce constat fait, doit-on se résigner à demeurer l’arme au pied, la colère ou le découragement en bandoulière, comme si nous espérions un authentique nouveau monde ou un grand soir qui viendrait tout remettre à neuf et balayer les désillusions d’avant ? On sait parfaitement que jamais, même dans le meilleur des cas, le syndicalisme judiciaire ne trouvera que le compte est bon et que la magistrature pourra alors s’abandonner, en toute liberté et tranquillité, à ses devoirs. Le manque de moyens est une réalité mais il devient un alibi quand il sert à justifier nos retards, nos imperfections, pire parfois, notre impuissance. Quelles que soient les conditions qui nous seront faites, nous sommes voués à répondre aux attentes des citoyens. Nous n’avons pas le droit de les laisser en déshérence.

Ecouter et chronométrer

Ces considérations ne rendent pas vaines les récriminations du collectif mais devraient les relativiser en les orientant vers la bonne cible : la magistrature elle-même. La « défiance de la part du public » ne vient pas prioritairement du hiatus entre « une justice de qualité et la réalité du quotidien » mais de l’attitude des magistrats qui ne se sont jamais assigné pour impératif d’intégrer le citoyen, ses attentes, son écoute, son respect (quel que soit son statut judiciaire), plus globalement son existence dans cette immense pacification à opérer par la Justice sous le regard de la République.

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Il convient en même temps de relever le défi d’exigences humanistes et d’efficacité. Parce que le citoyen aspire à être écouté avec cette politesse sans laquelle tout semblerait biaisé et expéditif et, à la fois, à être vite jugé. Car, si l’affectation de compréhension fait trop durer l’échange, une réelle écoute n’a pas besoin d’un temps infini.

Comment oser méconnaître, pour un magistrat, l’insupportable désespérance que diffuserait un service public – si peu au service du public, si peu attentif à son discours, si peu soucieux de faire connaître vite aux justiciables leur sort, quelle que soit leur place dans l’instance -, un service public si mal nommé qu’il ne satisferait rien de ce qui le rendrait exemplaire ?

Cette tribune, je le répète, est émouvante. Je la traite avec l’estime qu’elle mérite et d’ailleurs je ne doute pas qu’à cause de son orientation – une magistrature qui dénonce ce qui lui interdirait de « bien » travailler et juger en pointant des responsabilités extérieures – elle plaira aux multiples critiques de la chose judiciaire, qui ne l’apprécient que morose ou masochiste. Je maintiens, contre les simplistes arbitrages proposés, qu’il y a une autre issue qui ne nous ferait perdre ni notre honneur ni notre humanité ni l’efficacité qu’on doit à la société : à la fois écouter et chronométrer.

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Magistrat honoraire, président de l'Institut de la parole, chroniqueur à CNews et à Sud Radio.

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